Après 1990, la révolution de l’arbitrage

Défensive, violente et cynique, la Coupe du monde 1990 a obligé la FIFA à réformer en profondeur le jeu et les règles. Un bon réseau suisse et un vilain Caen-Auxerre ont changé la face du football qui, de simple sport, peut enfin devenir ce à quoi il aspire de plus en plus: un spectacle.

Le journal « Le Temps » a consacré une double page dans son édition de juillet 2020 à ce moment important de l’histoire du football : l’interdiction pour la gardien de prendre dans les mains une passe en retrait.

En un article, retrouvez la genèse de ce tournant qui a rendu le football plus joyeux.

Cliquez sur les images en question pour faciliter la lecture.

Mon Köbi

La disparition d’amis, de proches, de coéquipiers, relance immanquablement le même processus. Un chagrin m’arrache le cœur. Une tristesse pleine de nostalgie me tire les larmes. Un mal-être infini m’envahit. Et une question que j’évite pourtant soigneusement de me poser me ravage: «Et pour toi? Quand est prévu le grand départ?» Je m’interroge certes, mais surtout, je ne veux pas que quelqu’un me souffle la réponse. J’évacue les mots comme mort, maladie et souffrance de mon vocabulaire. J’essaie de profiter de tous les moments que m’offre la vie. À 70 ans, je ne suis qu’un «Tamalou» comme les autres. Malgré ça, tout va bien.

Très bien. Je suis vivant. Avec envie, enthousiasme et plaisir. Sans mémoire vive performante, je me souviens parfois. Sinon je cherche des réponses ou des statistiques sur internet. Qui parfois m’éclairent. Le 26 mars 1969 à Valence, je porte pour la première fois le maillot de l’équipe nationale contre l’Espagne. Je me rappelle la panne d’électricité qui a grandement retardé le début de la rencontre, mais pas la formation de l’équipe helvétique. Pourtant, même en me creusant les méninges, je n’ai pas souvenir d’avoir évolué avec Kuhn. Qui a manœuvré avec le numéro 6.

Par excès d’égoïsme? Ou à cause de la barrière de la langue? Je devais cacher ma timidité derrière les cinq Romands et les deux Tessinois présents. Pour ne pas devoir utiliser les rares expressions apprises pendant les neuf ans d’études de la langue de Goethe. D’autant plus que les Suisses alémaniques devaient communiquer en Schwyzerdütsch, une langue inconnue à forte ressemblance avec un grave mal de gorge. Jamais je n’ai imaginé, mais vraiment jamais, qu’un de ces individus (un étranger à mes yeux) puisse parler français. Et pourtant…

En 1971, avec quelques sélections de plus, j’arrive au FC Zurich. Et je découvre le Köbi du vestiaire. Affable, bienveillant, attentif, avec son sourire accueillant et son œil malicieux, soucieux de ma bonne acclimatation. Il parle la langue de Molière. Leader sans jouer au chef, il me fait découvrir les mystères du dialecte zurichois. Je deviens proche sans jamais être intime. Même si quelques fêtes en équipe arrosées abondamment de bières font craquer les dernières barrières.

Le Kuhn du terrain me séduit aussi. Combatif, volontaire, agressif dans la conquête du ballon, joueur au souffle inépuisable, son jeu avec ballon m’enthousiasme. Je parviens à me brancher sur ses idées, à dialoguer avec sa technique aussi sûre dans la passe courte ou longue. Sa conduite de balle en fait un joueur difficile à arrêter dans son rôle de footballeur à l’aise dans les deux surfaces. Qui marque ses six, sept buts par saison. Pour moi, il a été l’un des meilleurs joueurs de l’histoire du football suisse et aurait mérité une reconnaissance internationale totale.

En 1980, je reviens au FC Zurich comme entraîneur. Köbi est coordinateur et entraîneur au sein du mouvement juniors. Nous collaborons pour essayer d’améliorer le niveau de nos jeunes. Nous dialoguons souvent, planifions, écrivons dans le marbre les valeurs que nous voulons développer. Mais le changement de hiérarchie me déstabilise. Mon ex-capitaine indéboulonnable se range dans un rôle de subalterne. Il me fait et me donne confiance. Comme lorsque j’étais joueur. Il accepte mes idées sans essayer d’imposer les siennes. Sa simplicité m’étonne. Son humilité me surprend. Il ne joue aucun rôle. Et ne semble pas aspirer à devenir entraîneur professionnel.

De 2001 à 2008, Köbi devient le sélectionneur de l’équipe de Suisse. Et son onze gagne. Souvent. En tant que consultant à la Radio Télévision Suisse, j’ai le privilège de suivre tous les matches de qualification qui ont amené la Nati au championnat d’Europe des nations au Portugal. Et j’apprécie beaucoup le style de l’équipe. Qui colle à l’image de son entraîneur. Engagé, courageux, combatif, talentueux. Loyal. Son 4-4-2 en losange m’a tellement emballé que je l’ai parodié plus tard dans ma carrière de coach.

Lors d’une longue interview pour le «Tages-Anzeiger», qui voulait profiter de ma proximité avec «Köbi national», j’essaie de débusquer ses secrets. En vain. Il n’en a pas. Son bon sens et son intelligence pour le jeu du football suffisent.

Il est tellement simple, vrai et sain, qu’on le soupçonne de nous manipuler.

Köbi, si les terrains sont bons là-haut, attends-moi, je rejouerais volontiers avec toi.

Hommage paru dans le journal Le Matin, 1er décembre 2019.

Comment Sepp Blatter a sauvé le football de l’ennui

Le football est plus populaire que jamais. La Coupe du Monde en Russie a été particulièrement passionnante. Mais cela n’a pas toujours été le cas – la Coupe du Monde de 1990 a été probablement l’un des évènements les plus ennuyeux de l’humanité, jusqu’à ce qu’un groupe d’amis Suisses, dirigé pas Sepp Blatter, prenne les choses en main.

Comment Sepp Blatter (oui, ce Sepp Blatter) a sauvé le football de l’ennui

La Coupe du Monde en Italie de 1990 a été probablement l’un des évènements les plus ennuyeux de l’humanité. C’était une manifestation sans rythme, défensive et pauvre en buts qui a conduit un éditorialiste du Washington Post à une théorie intéressante sur la raison pour laquelle le reste du monde était si fou de ce jeu ennuyeux.

« Peut être que cela leur convient [au reste du monde], un sport dont la caractéristique principale est le manque d’occasions« , écrivit-il. « Ils aiment ce côté désespérant [du football] ; on se croirait dans la vraie vie« . Même l’hooliganisme – à l’époque, une façon populaire de passer ses week-end – prit sens pour le chroniqueur. « Tout à coup, je comprends : les supporters de football se battent pour rester éveillés« .

Ce n’était cependant pas uniquement l’opinion gratuite d’Américains s’ennuyant. Des fans chevronnés de football ont également considéré la Coupe du Monde de l’époque comme un spectacle raté. Pire, la FIFA et l’UEFA étaient même très inquiètes. Le football sert au divertissement et au spectacle – mais était-ce toujours le cas ?

Le patron de l’UEFA, Lennart Johansson, confia deux ans plus tard qu’il se souvenait de « tout au plus vingt minute » d’un match de football. « Le reste est généralement extrêmement boring (ennuyant)»

Le jeu – le ‘’produit football’’ – était-il encore commercialement intéressant ? 

Le football : plus agile que la Silicon Valley

Johansson ne pouvait pas encore le savoir, mais la rédemption était proche.

La Coupe du Monde de 1990 a provoqué une magnifique chaîne d’évènements. Le monde conservateur du football a réagi de manière aussi agile qu’une startup de la Silicon Valley et s’est rendu, en un rien de temps, de nouveau intéressant – moyennant un petit changement de règle.

Le 13 décembre 1990 – date de sa réunion annuelle – la FIFA a créé une commission chargée de donner des propositions pour améliorer le jeu. Deux mois plus tard, cette commission a proposé une nouvelle règle : l’interdiction de jouer la balle en retrait au gardien. A nouveau trois mois plus tard, la règle fut testée pour la première et unique fois.

A la première nouvelle occasion qui se présenta, la commission chargée des règles du football (l’IFAB) – grosso-modo l’épicentre du conservatisme du football mondial – instaura la nouvelle règle, tel un « early adopter » de premier plan, avec un succès retentissant. Ce processus – l’ajout d’une règle qui sauva le foot d’un ennui mortel – commença probablement par une lettre sur laquelle j’ai pu mettre la main. Le processus a été complété par un dirigeant de la FIFA ouvert à la réforme et à l’écoute de Sepp Blatter.

L’une de ces nombreuses personnes qui s’inquiétait de l’avenir du football, à cause de ce jeu peu passionnant proposé durant la Coupe du Monde de 1990, a été Daniel Jeandupeux, l’entraîneur Suisse du club français de Caen.

Après la Coupe du Monde en Italie – « un tournoi terriblement vilain » dit-il au téléphone depuis sa résidence à Toulouse – M. Jeandupeux a commencé à regarder différemment les matchs qu’il entraînait. Il a porté particulièrement son attention sur les matchs où son équipe menait rapidement au score. Avec l’aide d’un des premiers logiciels d’analyse de données du football – ‘Top Score’ – il pouvait déterminer quand et quel joueur avait la possession du ballon et combien de temps celui-ci la gardait.

Ce fut laborieux – « le logiciel n’était pas très facile d’utilisation à l’époque » – mais lorsque Jeandupeux eut enfin terminé, il obtint des résultats qu’il ne pouvait ou ne voulait pas croire initialement.

Pourquoi ?

« En cas d’avance au score, les gardiens touchaient parfois dix ballons de plus que tous les joueurs de champ cumulés » nous raconte Jeandupeux depuis sa résidence à Toulouse. « Les chiffres étaient ahurissants ».

Cela était également valable pour son équipe, un point particulièrement douloureux pour lui. Jeandupeux était un défenseur du football offensif avec Caen. Ou du moins, c’est ce qu’il pensait. Mais sur plusieurs matchs il s’est avéré, après que Caen mène au score, que le gardien était le joueur qui touchait le plus de balles. L’explication n’était pas difficile à trouver : la possibilité de rejouer sur le gardien et le fait que celui-ci pouvait prendre le ballon dans ses mains en toute sécurité, s’avérait un attrait magique pour presque chaque équipe qui menait au score, comme si c’était une loi de la nature.

Jeandupeux a mis ses conclusions dans une courte lettre, « tapée sur l’un des premiers Macintoshe d’Apple », qu’il envoya à sa connaissance Walter Gagg, alors assistant technique de la FIFA et proche assistant du secrétaire général, Sepp Blatter.

Jeandupeux commença sa lettre par « Mon cher Walti ». Il y expliqua ensuite sa démarche avec l’analyse des données et les découvertes qu’il avait faites. La lettre était courte et allait droit au but. « Mon gardien » – l’indignation et le dégoût de soi peuvent se lire entre les lignes – « est un champion dans la perte de temps« . Et : « Une telle possession de balle par les gardiens va inévitablement tuer le jeu.« 

« Cette lettre est arrivée pile au bon moment à la FIFA« , nous dit Walter Gragg au téléphone. « Parce que [Sepp] Blatter était à ce moment, déjà occupé à préparer les esprits au changement de règles du jeu ».

Gagg et Blatter ne sont plus amis dorénavant. Ils ont passé des décennies ensemble à la FIFA. Après les scandales de corruption, la suspension de Blatter par le comité d’éthique de la FIFA, puis sa démission en tant que président de la FIFA, leurs relations se sont détériorées. Mais cela ne change rien au fait que, selon Gagg, Blatter était pleinement occupé par l’avenir du jeu dans les années 1980 et 1990. « Il faut malgré tout bien l’admettre : Blatter s’est vraiment battu pour cela »

Son fait le plus visible : après la coupe du monde, Blatter a mis en place une commission – la Task Force 2000 – qui devait étudier des méthodes pour rendre le jeu plus attrayant. Grâce à Andreas Herren – un ancien porte-parole de la FIFA, alors responsable des expérimentations sur les règles du jeu – j’ai réussi à parler à Blatter. « La Coupe du Monde de 1990 a été dramatique« , raconte Blatter au téléphone depuis Zurich. « En 1990 on ne voulait pas marquer de buts, c’est l’impression que ça donnait. L’objectif est de marquer, pas de défendre ».

Les arbitres également ont livré une non-performance selon Blatter. « Il n’y avait pas d’arbitres de touche professionnels. C’étaient souvent des arbitres qui ne voulaient pas jouer les figurants le long de la ligne de touche. Il y en avait un qui a décidé de signaler beaucoup trop de fautes. Et une fois, un juge de touche a refusé d’aider l’arbitre. C’était très mauvais. »

Blatter créa donc la Task Force 2000 le 13 décembre 1990. Michel Platini en était la figure de proue – une « diva du football », a déclaré Blatter, « avec beaucoup de charisme, que les gens aiment écouter ». En d’autres termes : si vous voulez organiser quelque chose, vous devez mettre un célèbre ex-pro dans votre panier. Un jour après la mise en place de la Task Force, Jeandupeux a envoyé son courrier au « cher Walti » Gagg. La lettre de Jeandupeux est arrivée comme sujet de discussion dans l’agenda de la Task Force. « Cette lettre a fait une grande impression. Tout le monde avait une idée, tout le monde savait que le jeu était lent. Mais maintenant il y avait aussi des chiffres. »

« Son écrit a pesé lourdement dans ce comité », dit Blatter. « Jeandupeux était un entraîneur, un enseignant et un véritable philosophe du football qui savait que le football était plus que juste kicking the ball (taper dans la balle). »

Cette lettre, ou la prise de conscience que le jeu devait changer, était si convaincante que les choses se sont soudainement passées très rapidement. Trois mois plus tard, à l’initiative de la Task Force, le comité responsable des règles du football mondial – l’IFAB – a donné son accord pour une expérimentation. Au cours de la Coupe du monde des moins de 17 ans, durant l’été 1991, en Italie, une nouvelle règle a été adoptée : le gardien de but n’est plus autorisé à prendre le ballon à la main lorsqu’il reçoit une passe en retrait. Pour cette occasion, Blatter avait à peu près les mêmes mots que ceux de la lettre de Jeandupeux. « Nos statistiques montrent quelque chose de bizarre. Le gardien est le joueur qui reçoit le plus de balles au cours d’un match ». Et : « Les joueurs, mais aussi les entraîneurs et les arbitres, doivent changer d’attitude pour que le football le reste le sport phare ».

L’évaluation – à l’automne 1991 – de l’expérimentation du Championnat du monde des moins de 17 ans était tout à fait positive. Et avec ces résultats en main, la FIFA a commencé à faire pression auprès de l’IFAB pour l’introduction de la règle. Ce n’était pas une mince affaire : le dernier changement sérieux des règles du jeu – un amendement à la règle du hors-jeu – datait de 1925.

De plus : les preuves dans les mains de Blatter étaient maigres : une seule évaluation positive après une petite expérience. C’est précisément pourquoi Blatter critique l’utilisation de l’arbitre assistant vidéo (la « VAR ») lors de la Coupe du monde actuelle en Russie. « Ils l’ont introduit beaucoup trop rapidement, sans tester le système correctement». Mais n’était-ce pas une situation identique avec le changement de règles en 1991-1992 ? Avec en plus une règle beaucoup plus envahissante ? Il ne s’agissait pas de faire appliquer des règles, mais bien d’introduire une toute nouvelle règle. On ne sait alors pas vraiment comment cela va se passer. Ce qui a aidé, c’est que le climat s’était apaisé entre la FIFA – la Fédération mondiale de football – et l’IFAB – la commission chargée des règles du football mondial.

L’IFAB est composée de dirigeants issus d’Angleterre, du pays de Galles, d’Irlande du Nord et d’Écosse (les Home Counties) et de dirigeants de la FIFA. Les Home Counties ont ensemble quatre voix, la FIFA quatre également. Pour prendre une décision, six voix sont nécessaires – autrement dit : les Home Counties ne peuvent rien faire sans la FIFA, mais la FIFA ne peut rien faire sans les Home Counties.

Cette répartition des votes a été conçue de cette manière et n’a jamais été changée. Mais cela a donné aux dirigeants du football britanniques du pouvoir et un sentiment de pouvoir. En particulier, les présidents des associations de football anglaises et écossaises étaient conscients de leur statut. Blatter imite dans son plus bel anglais:“Weeee have created the beautiful game, and we have introduced the Laws of the Game loooong before FIFA existed. Therefore, we are the Guardians of the Laaaaws of the Gaaame…”

Cette attitude s’est durcie dans les années soixante-dix. Le chef de Blatter, João Havelange, a annoncé lors de sa campagne électorale à la présidence de la FIFA qu’il souhaitait changer les règles du jeu. C’est mal passé à l’IFAB – durant des années un fervent opposant aux défenseurs du jeu. La leçon qu’en tira Blatter était de ne plus rien dire à voix haute à propos de ses désirs de changer les règles. Cela augmenterait les chances de faire avancer les choses, dit-il. « La délégation de la FIFA était beaucoup plus positive. Nous ne disions plus que nous voulions forcément les changer. (…) Notre attitude était la suivante : « C’est vrai, vous êtes le meilleur, vous êtes le plus grand, mais attendez une minute. Écoutez ce que les joueurs et les entraîneurs ont à dire, et ce que propose le jeu. »

Ce qui a également aidé selon Blatter, c’est qu’il ait introduit une rencontre préliminaire à la réunion de l’IFAB. Blatter avait fait en sorte que les secrétaires des différentes associations – lui l’étant pour la FIFA – discutent de l’ordre du jour un jour à l’avance. « Vous pouviez déjà jauger et influencer l’opinion des gens. En conséquence, les sessions [qui étaient tendues parce que des décisions devaient être prises] ne sont plus devenues des disputes. (…) Elles sont plus devenues une collaboration et moins « FIFA contre les associations britanniques » ».

Le chagrin largement partagé au sujet de la tristesse du football, la preuve indéniable fournie par l’analyse de Jeandupeux et la coopération avec l’IFAB ont rapidement amené à penser que les règles du jeu pourraient être modifiées. Lors d’une conférence de presse à la fin de 1991, la FIFA a présenté comme un fait qu’il y aurait un changement de règle. Et en effet : le 30 mai 1992, l’IFAB décida – « à l’unanimité, tout le monde à la réunion était favorable » selon Blatter – d’introduire la règle le 25 juillet 1992.

Gagg : « Je pense que l’IFAB n’est pas si rigide. Les gens sont ouverts à de bons arguments. Mais ce n’est pas si facile de trouver de bons arguments pour changer le jeu. » Puis quelque chose de drôle se produisit. La presse du football et les personnalités qui avaient passé des années à se plaindre du football ennuyeux … se sont mis à se plaindre des règles du jeu qui devaient justement modifier cela. Toutes sortes de scénarios d’horreur ont été imaginés. Dans leur panique les défenseurs frapperaient la balle vers l’avant, les gardiens seraient violés dans leurs droits humains (sic), et les gardiens souffriraient de plus de fractures – parce que les attaquants leur sprinteraient dessus lors de passes en retrait.

Il y a effectivement eu de la panique et du chaos – durant un court moment. En Angleterre, certains gardiens ont pris à la main des passes en retrait, d’autres ont paniqué et ont commencé à dribbler. En France, cela a même fait perdre des matchs au père spirituel Daniel Jeandupeux. « Mon gardien ne savait vraiment pas quoi faire avec la règle, ni avec ses pieds. C’était bien entendu très amusant. Mais pas pour tout le monde ». Le changement de règle a aussi fait des gagnants (temporaires). Louis van Gaal en particulier, qui était devenu l’entraîneur de l’Ajax quelques mois plus tôt. Frans Hoek, son entraîneur des gardiens à l’époque, le dit par e-mail. « C’était un avantage énorme pour nous. Le type de gardiens que nous avions était bon pour jouer au football en tant que joueur de champ. En possession du ballon (…) cela nous ajoutait un onzième joueur ».

Mais il avait aussi des avantages lorsque l’adversaire avait le ballon. Après tout, la plupart des gardiens, comme Hans van Breukelen, n’étaient pas bons avec leurs pieds. « Nous les forcions à jouer en retrait avec leur gardien et, combiné avec un bon pressing, cela amenait à beaucoup de situations avantageuses pour nous. » Les conséquences à long terme de la règle étaient beaucoup plus grandes. « L’introduction de la règle de la passe en retrait a marqué le début d’une nouvelle période plus passionnante et plus divertissante pour ce sport », écrit Michael Cox dans The Mixer, son histoire de 25 ans en Premier League. « Un tournant décisif qui a entraîné des changements majeurs et créé un sport plus rapide et techniquement plus poussé. » Les effets ont été visibles à peine quelques semaines après l’introduction. Comme la balle ne pouvait plus revenir au gardien, il n’y avait plus de moments de repos. On n’attendait plus l’inévitable et fastidieuse passe en retrait ; on attendait le prochain moment de tension.

Jeandupeux : « Heureusement, cela a rendu le sport beaucoup plus passionnant. Cela me rend heureux, quel qu’ait été mon rôle. Mais le fait que nous nous connaissions, en tant que Suisses, a bien entendu été utile. Les chemins vers la FIFA étaient plus courts ». Rétrospectivement, il est assez incroyable de voir comment des équipes, une fois qu’elles avaient pris l’avantage au score, pouvaient encore perdre le match. Après tout, vous pouviez renvoyer la balle au gardien, qui pouvait se promener avec pendant quelques secondes puis l’envoyer à un autre joueur, qui était autorisé à la lui rejouer à son tour. Il est difficile d’imaginer que ce type de football soit devenu aussi important en tant que sport télévisé. Et que – for better or for worse – autant d’argent ait circulé autour du football. Et que malgré tout cet argent, il soit apparu tellement de corruption, au sein des dirigeants du football, à propos de la vente de droits de diffusion du football.

Ce qui nous ramène à l’homme avec qui tout a commencé.

Si vous interviewez Sepp Blatter à propos du renouvellement des règles du jeu et du rôle positif qu’il a joué, me disait un ami, ça serait pour les fans de football un peu comme si vous interviewer Adolf Hitler à propos de ses talents de peintre. Parce que non, Blatter n’entrera probablement pas dans l’histoire en tant que héros du football – même s’il a des mérites pour ce sport. Il entrera dans l’histoire en tant que dirigeant d’une organisation dans laquelle a eu lieu de la corruption – sans jamais être reconnu coupable de corruption par un tribunal. (Il l’a été par le comité d’éthique de la FIFA.) La justice Suisse poursuit son enquête. Je lui pose naturellement des questions sur l’affaire, mais il ne voudra pas en dire beaucoup, comme il ne le fait jamais d’ailleurs. Blatter veut principalement être réhabilité. Ne regrette-t-il rien alors ? N’aurait-il pas voulu faire certaines choses différemment après coup ? « Bien sûr, je pense parfois à certaines choses« , dit-il. « Mais vous ne pouvez pas remonter le temps. Je ne veux rien dire de plus à ce sujet. »

« Bien sûr, je sais ce que les gens pensent de moi. C’est à eux de le savoir. Mais en ce qui concerne le développement du football, ils ne pourront rien me reprocher. »

Michiel de Hoogde

Portrait de César Luis Menotti, légende argentine

« Mon équipe est un ensemble symphonique que je dirige comme un chef d’orchestre. J’explique ma perception de l’œuvre , l’idée que je m’en fais. Les musiciens imaginent la leur. Dans un souci d’efficacité, nous recherchons un accord, nous concluons un compromis qui nous offre une unité d’interprétation. Tout individu dispose d’un temps d’intervention, mais respecte la composition musicale. Chacun, selon son talent, opère au moment adéquat. Le premier violon s’impose dans les moments forts de la création et les seconds violons se mettent à son service pour fortifier l’instant magique qui magnétise le public. Ce sont de telles émotions que mon équipe veut dédier à ses spectateurs« .

« Je fais beaucoup jouer mes équipes à l’entraînement. Pour apprendre à faire du kung-fu, il faut faire du kung-fu. Pour bien jouer au poker, il faut beaucoup jouer au poker. Pour bien jouer au football, il faut jouer souvent au football. Et cela permet de s’instruire à la lecture du jeu. »

« L’élément important de la réussite n’est pas uniquement la vitesse, mais la feinte, le changement de rythme, la maîtrise technique, l’art du contre-pied et la vivacité de geste. Ce sont ces choses-là que je fais travailler à nos footballeurs. »

« Le footballeur ne doit pas renoncer à son naturel. Mon jeune attaquant Guerrero, qui dribble trop, doit continuer de prendre des risques. Seul le temps lui permettra d’améliorer ses lacunes. Le mettre en garde contre son défaut lui ferait perdre ses qualités. Seul un changement lent lui permettra de conserver ce qu’il sait faire. »

Le football-symphonie selon Menotti. Daniel Jeandupeux a eu la chance de rencontrer l’entraîneur Champion du Monde en 1997, quand celui-ci entraînait le club argentin de l’Independiente.

Retrouvez son portrait, ses principes de jeu, quelques unes de ses phrases célèbres et des exercices ci-dessous, en cliquant sur l’image.

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Quelques jours au Real Madrid

Pour faire suite au portrait de Jorge Valdano diffusé en décembre, voici quelques lignes de Daniel pour illustrer ce qu’il a vu à l’entraînement du Real Madrid lors de sa venue en 1995. Les bons principes ne vieillissent pas, et vous trouverez dans le document qui suit quelques principes qui ont suivi la carrière de Valdano, homme charismatique et fascinant.

 

Quelques citations de Jorge Valdano :

« Dans notre culture, trahir un ordre donne du prestige. Mais trahir une confiance
est le fait d’un traître. »
« Il faut louer le joueur avant d’entamer une correction de son comportement ou de son jeu ».
« Nous basons notre direction de groupe sur la confiance. »
« Le respect se gagne. »

 

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Portrait de Jorge Valdano, ancien entraîneur du Real Madrid

Jorge Valdano s’est retiré des lumières du football depuis mai 2011 et son éviction en tant que Directeur Sportif du Real Madrid. En 1995, Daniel Jeandupeux avait eu la chance d’assister à une séance du charismatique argentin, alors en poste au poste d’entraîneur de la maison blanche. Une rencontre dont il tiré ce magnifique billet, que vous pouvez retrouver en entier en cliquant sur la photo ci-dessous…

Extrait

« Nous devons être fiers de notre jeu, ne pas (ou peu) nous intéresser à celui de l’adversaire. Car la confiance fonctionne comme des vases communicants. Plus tu parles de l’opposant, plus tu te diminues et plus tu le rends fort ! » L’imagination et la créativité du verbe se retrouvent sur le terrain, en compétition. Et c’est bien là le plus grand mérite de Jorge Valdano. Il ne se contente pas de philosophie de comptoir. Pragmatique, il croit au jeu, donc au spectacle. Et c’est cela qui m’enchante le plus. »

Quelques jours avec Arsène Wenger

Daniel Jeandupeux aime le football mais aussi écrire sur le football. Durant sa carrière dans le football, il a profité de moments « creux » pour nourrir sa réflexion en allant à la rencontre de nombreux coachs à travers le monde. Ainsi, suite à la parution de son livre « Les sorciers du foot » (1997), Daniel a continué son tour du monde des coachs, avant que le football ne le rappelle…

Il nous a ainsi légué des pépites comme ce portrait d’Arsène Wenger, complété par une longue description des séances concoctées par l’alsacien, déjà à Arsenal à l’époque.

27 pages pour les amoureux de football autant que d’histoires de foot… Cliquez sur l’image pour accéder au document complet.

Bonne lecture!

 

Arsene

Mon jeudi bleu

Le matin de la deuxième demi-finale, Xavier, le boulanger du Côte-à-Côte de Cahuzac-sur-Vère, footballeur passionné de Cordes-sur-Ciel et entraîneur de jeunes dans le même club, m’a interrogé :

— « Coach, vous mettriez quelle tactique en place pour battre l’Allemagne ? »

— « Je ne me suis pas posé la question, Xavier. Donc je ne sais pas. »

Pour ne pas rester sur cette réponse laconique et un peu brutale, nous avons parlé de football une dizaine de minutes. En profitant du fait qu’aucun autre client n’attendait pour acheter du pain. Pour tenter quand même d’éclairer quelques mystères du ballon rond.

Je n’essaie plus de penser à la place de l’entraîneur depuis que j’ai cessé de pratiquer ce métier. En devenant manager général, directeur sportif ou conseiller du Président, en quittant le survêtement pour la cravate, j’ai abandonné la recherche stratégique du terrain et les nuits sans sommeil. Pour accompagner le coach dans ses convictions et ses idées sans imposer les miennes.

Malgré ça, la question a trotté toute la journée dans ma tête. J’ai refusé de l’affronter de face. Pour la contourner. Pour la transformer en devinette. En essayant d’élucider la composition d’équipe de Deschamps, comme devait le tenter Joachim Löw.

Lloris dans les buts. Sagna et Evra sur les côtés. Koscielny à l’intérieur. Avec Rami ou Umtiti. Le second recueillant ma préférence, je l’ai choisi sans retenue. Son potentiel technique et athlétique me convainc sans restriction.

Un milieu à 3 avec Kanté, mon chouchou, Matuidi, le marathonien et Pogba, le génie arrogant ? Ou un milieu à 4, sans Kanté de Leicester, avec Pogba et Matuidi dans l’axe, Payet à gauche et Sissoko à droite ? J’ai penché pour Sissoko dans l’équipe. Pour ses possibilités d’athlète et sa taille pour contrer les Allemands. Avec le jeu de tête de Giroud devant et derrière, sur les balles arrêtées. Là où les Français ont laissé apparaître une certaine faiblesse à l’Euro 2016. Là où Hummels avait chahuté Varane dans les airs pour qualifier la « Mannschatf » en demi-finale au Brésil. Avec Griezmann, libre de ses mouvements, prêt à seconder Giroud dans l’axe de l’attaque.

Donc un 4-4-2 ou 4-4-1-1 (ou d’autres voient un 4-2-3-1) plutôt qu’un 4-3-3 classique.

Le début du match m’a offert le plaisir de confirmer mon pronostic. Dans les moments importants, Didier revient à son pragmatisme. Il a solidifié son potentiel défensif sur balles arrêtées. Avec l’idée irrévocable de devoir bien protéger le but de LLoris et de courir après une sphère insaisissable. Et il a eu raison. De la 10e à la 40e minute, l’Allemagne a déclassé la France. Les coqs n’ont pas réussi à contenir les blancs. Avec une possession du cuir presque constante, avec les deux latéraux postés en ailiers (ce qui obligeait Payet, le héros des premiers jours, à revêtir un bleu de chauffe qui ne lui sied pas), les Germaniques ont submergé les Français, se sont engouffrés dans toutes les brèches, ont multiplié les occasions. Sans résultat.

Si bien qu’il faudra trouver une date au calendrier pour fêter la Saint Lloris, le miraculeux. Ce qui m’autorise aussi à exprimer une de mes vieilles rengaines. « Dans le football, comme dans la vie, il faut saisir la chance quand elle se présente, elle risque de passer et on risque d’être puni. » Et c’est exactement ce qui s’est passé. Une main de Schweini, un penalty transformé par Griezmann et l’arbitre a sifflé la mi-temps. Qui a permis à DD de réorganiser son onze, en abandonnant une zone géométrique pour un marquage plus serré. Avec succès. A suivi un coaching payant. Payet est sorti. Koné a pressé à la vitesse de l’éclair, l’excellent Kimmich a paniqué, Pogba a récupéré la boule, s’est enflammé, puis a centré, Neuer a dévié, Griezmann a utilisé la semelle pour conclure. Le sort du match était scellé. La réussite avait changé de camp depuis longtemps. Malgré les efforts méritoires de la troupe de Löw.

Ce qui m’autorise à me poser quelques questions. À mon sujet. J’ai toujours éprouvé une attirance irrésistible pour la qualité du jeu avec ballon, la précision technique, la créativité et l’esprit offensif. L’Allemagne de Löw m’a fait cadeau de tous ces présents. Au point d’effacer une germanophobie latente au sujet de son football de force. Sans faire disparaître un sentiment grandissant de fierté nationale à l’égard de mes deux pays. La France et la Suisse. La France qui gagne. Surtout celle-là. La Suisse aussi. Je vieillis bien. Après un long et difficile combat, le cœur commence à prendre l’avantage sur la raison. Ce qui me conduit à déclarer ma flamme à l’équipe de Petrovic. J’ai aimé cette sélection suisse technique, joueuse, vivante. Malheureuse aux tirs au but contre la Pologne. J’éprouve un faible pour le fantastique Sommer, le très complet Schär, les deux latéraux offensi, la tour de contrôle Xhaka, le cabochard Shaquiri. Je soutiens Seferovic, qui se crée des occasions (mais vivement qu’il marque). Je me réjouis de voir l’évolution d’Embolo.

Aujourd’hui, je me trouve incapable d’affirmer que cet Euro 2016 m’a emballé. J’attends encore le résultat final de ce soir. Et une victoire française. Tous les exploits, petits ou grands, de ceux que je chéris me remplissent de joie, m’apportent des moments de bien-être, m’aident à bien vivre. Je suis épris de talent, de prouesses, d’action d’éclat et de gestes de bravoure. Me viennent en mémoire l’énervement de Ronaldo et sa détente verticale hors pair, le sens du collectif de Bale, la présence lumineuse de Boateng et la générosité de Müller, les déboulés de Hazard, l’activité de Modric et de Rakitic, l’abnégation organisée de l’Islande, le réalisme de l’Italie et le football positif et sans complexe de la Hongrie. J’ai souffert avec une Espagne fatiguée après tant de hauts faits d’armes. J’ai renoncé à Suisse — Albanie pour participer à une compétition de golf et à Belgique — Pays de Galle pour cause d’engagement à la fête du village du Verdier. J’ai lâché une larme pour notre Roy Hodgson national.

Je me suis endormi devant le jeu du Portugal. Plus d’une fois. Pas seulement à cause de mon âge et du verre de vin qui m’accompagnait parfois. J’ose le révéler. Car après l’Euro de 1996 (je faisais partie de la commission technique de l’UEFA) mon amour immodéré du panache lusitanien m’avait valu le courroux de Berti Vogts, sélectionneur d’une Allemagne victorieuse peu brillante.

Alors je récidive mes prises de position, mes déclarations d’amour. Allez la France !

L’Euro 2016, l’équipe de Suisse, par Daniel Jeandupeux, le tout en 2cv!

Daniel a donné samedi dernier, 24 heures, une interview originale à RTS Sport (Radio Télévision Suisse). En effet, l’ancien sélectionneur de la Suisse a eu droit à l’exercice à bord d’une 2cv équipée pour l’occasion.

L’équipe de Suisse, l’Euro, la région du Tarn, les sujets vont et virevoltent au rythme des routes du Tarn et de la 2cv.

Superbe!

Histoire de la Nati: interview de Daniel par Le Temps (Suisse)

Histoire de la Nati. Le Temps (Suisse) retrace l’évolution de l’équipe de Suisse de football à travers le témoignage de ses meilleurs joueurs, un par décennie.


Un court revers contre l’Espagne devant les 27 000 spectateurs de la Pontaise le 22 avril 1970 (0-1); un autre contre l’Italie à Udine le 17 novembre 1979 (2-0). Le début et la fin des années 70 résument ce qu’elles ont été pour l’équipe de Suisse: une décennie de défaites honorables. Sans gloire ni ridicule. La «Nationale» (on le dit à l’époque) n’a jamais beaucoup de retard, mais manque tous les rendez-vous majeurs (trois Coupes du monde, deux Euros).

Daniel Jeandupeux se retourne d’un coup de ses fourneaux et brandit une cuillère en bois enduite de risotto. «Oui, c’est vrai, nous n’avons jamais participé à un grand tournoi, lance-t-il. Mais pour se qualifier, il fallait battre au moins une nation de premier plan, car il y avait moins d’équipes en phase finale (4 à l’Euro, 16 au Mondial). Franchement, le rapport de force est-il différent aujourd’hui? Attend-on nécessairement de l’équipe de Suisse qu’elle batte l’Angleterre?» Sourire. Non, rien n’a vraiment changé. Notre hôte revient à sa casserole, remue son contenu et ses souvenirs, détaille des cèpes et des anecdotes. Une pincée de safran et d’émotions, ça chauffe et ça sent bon.

Intellectuel du football

Pour explorer les années 70, Le Temps s’est enfoncé dans l’arrière-pays du Sud-Ouest, près de Toulouse, en traversant le vignoble du Gaillacois et ses faux airs toscans. Daniel Jeandupeux reçoit chez lui, dans la charmante maison qu’il habite avec sa femme, Carmen, en pleine campagne. Un jardin, une piscine, des poules. Né à Saint-Imier en février 1949, l’ancien attaquant a totalisé 34 sélections en équipe de Suisse entre 1969 et 1977.

Je vous préviens, je ne suis pas un homme d’anecdotes. S’il me reste des souvenirs, ils sont profondément enfouis.

Homme de lettres autant que de dribbles, il a publié un livre au beau milieu de sa carrière (Foot, ma vie, en 1976) et n’a jamais cessé d’écrire pour différents journaux. Le profil même du conteur idéal. «Je vous préviens, je ne suis pas un homme d’anecdotes, prévient-il pourtant en s’installant dans un canapé. S’il me reste des souvenirs, ils sont profondément enfouis.» Finalement, il n’y aura pas besoin de creuser beaucoup. La première convocation en équipe de Suisse? «J’étais à l’école de recrues à Colombier. J’avais dû m’entraîner trois fois en quatre mois, et on m’a appelé. Sur le moment, cela ne me choquait pas…»


«J’ai été l’un des premiers joueurs suisses à devenir professionnel.»


La Nati représente alors «un rêve», qu’il considère aujourd’hui avoir réalisé «trop vite, trop facilement». «J’avais de grosses lacunes, notamment en matière d’endurance, estime-t-il. A posteriori, je me rends compte que c’était incongru.» Cela dit surtout quelque chose de l’époque. Au FC La Chaux-de-Fonds, où Daniel Jeandupeux commence sa carrière en Ligue nationale A en 1967, on s’entraîne «trois fois par semaine, peut-être quatre». C’est l’élite, mais pas le professionnalisme, un mot presque tabou. «C’était interdit de dire que le football était son métier, se rappelle l’ancien attaquant. On devait tous en avoir un autre.» Lorsqu’il devient sélectionneur national en 1972, Bruno Michaud était élu au Grand Conseil bâlois et directeur d’une compagnie d’aviation. Daniel Jeandupeux rigole; il avait oublié. «C’est la Suisse, ça. Il fallait bosser. Moi, j’avais choisi d’être instituteur.»

Röstigraben philosophique

Les autres pays entraient dans l’ère du sport professionnel avec moins de complexes et les résultats s’en ressentaient. Or, la Nati de l’époque valait mieux que ce que les statistiques persiflent aujourd’hui, estime Jeandupeux. «Kuhn, Odermatt, ce n’était quand même pas n’importe quoi!» Mais c’est une décennie de transition. Tactique très défensive des générations précédentes, le «verrou suisse» de Karl Rappan a sauté et le football total est encore étranger à la Suisse.

La Nati marque peu – moins d’un but par match de moyenne sur la décennie – et perd deux fois plus souvent qu’elle ne gagne. «On avait de bons joueurs, mais pas un fond de jeu exceptionnel, se remémore Jeandupeux. Il y avait plus de gestionnaires que de créatifs.» Lui était de cette minorité.

Le football est une langue à part, mais on ne parlait pas toujours le même football.

Au sein de l’équipe de Suisse coexistent plusieurs cultures, reflet d’un pays morcelé par les frontières linguistiques. «Le football est une langue à part, mais on ne parlait pas toujours le même football, illustre Daniel Jeandupeux. Les Suisses allemands étaient dans le combat quand nous rêvions de technique et de passes courtes.» Un Röstigraben tactique, philosophique. «En championnat, la Suisse allemande, on la sentait vraiment. J’ai davantage eu l’impression de jouer à l’étranger quand je suis arrivé au FC Zurich que lorsque j’ai été transféré à Bordeaux», sourit Daniel Jeandupeux, un des rares Suisses à s’exporter dans les années 70.

Les repas gastronomiques 
de la Nati

Dans le Sud-Ouest, il découvre en 1975 un football plus professionnalisé qu’en Suisse, mais pas standardisé comme aujourd’hui. «On était dans une région viticole, donc on buvait un peu de vin, se marre-t-il. Même les jours de match: à midi, on avait droit à un verre de rouge.» Et les soirs de liesse, alors? Lui ne faisait pas partie des plus fêtards, mais il se souvient de «moments de laisser-aller qui aidaient à forger l’esprit d’une équipe». Et il n’y avait pas qu’à Bordeaux. «Quand René Hüssy était sélectionneur de l’équipe de Suisse (en 1970, puis entre 1973 et 1976), il y avait souvent un repas gastronomique dans la semaine précédant la rencontre internationale, se souvient-il. De beaux moments de convivialité.»

Le risotto est prêt. On met la table pendant que Daniel Jeandupeux continue de peindre le tableau du football de son temps par petites touches impressionnistes. La presse à l’époque? «Des plumes, de vraies personnalités. Les impressions des sportifs comptaient moins que leur propre opinion. Comme lecteur, c’était génial. Comme footballeur, parfois plus dur.» Il cite Raymond Pittet, Norbert Eschmann. Et Jacques Ducret. Un nom qui le ramène à sa première sélection en 1969, pendant son école de recrues. «Le match était en Grèce, je n’avais pas joué. A la fin, Ducret me demande si je ne suis pas déçu. Je lui réponds que non. Qu’il vaut mieux une semaine en Grèce qu’à l’armée. Que cela ressemblait à des vacances. Il l’a écrit tel quel. De retour à la caserne, j’ai découvert que j’avais été désigné volontaire pour devenir sous-officier… C’était ça, le foot. Il n’y avait pas de passe-droit pour les sportifs d’élite. Bien au contraire.»

On n’a pas fait partie des hauts faits de l’histoire du football suisse. Nous avons souvent déçu le public et ses grandes attentes.

La nuit est tombée sur le Sud-Ouest. Le risotto est terminé mais la discussion pourrait se prolonger toute la nuit. Quand le joueur des années 70 marque une pause, on interpelle celui qui fut sélectionneur de la Nati lors de la décennie suivante et tenta de faire bouger les lignes. «Quand j’ai intégré un psychologue à mon staff, on m’a dit que j’étais fou.»

Il faut se résoudre à quitter Daniel Jeandupeux, Carmen et le vignoble du Gaillacois. «On n’a pas fait partie des hauts faits de l’histoire du football suisse, conclut l’ancien attaquant sur un air de nostalgie. Nous avons souvent déçu le public et ses grandes attentes. A l’époque, j’avais de la peine à l’accepter. Mais maintenant, je comprends car je suis spectateur à mon tour et je ressens la fierté de voir mon équipe gagner. Quand Federer perd, je le rejette un peu. Car comme supporter, c’est le Federer qui gagne que j’aime.»


Profil

Daniel Jeandupeux

1949. Naissance à Saint-Imier, dans le Jura bernois.

1967. Débuts en Ligue nationale A à La Chaux-de-Fonds.

1971. Brevet d’instituteur à l’Ecole normale de Neuchâtel.

1977. Dernier match en équipe de Suisse, contre la France.

1986. Sélectionneur de l’équipe de Suisse