Une des traductions de son nom annonce le spectacle. Bolt est bien un éclair, une brève et vive lueur sinueuse et ramifiée qui éclate entre deux points d’une piste d’athlétisme. Qui dure couramment moins de 10 secondes sur 100 m ou moins de 20 secondes sur 200 m. Et paradoxalement, moins longtemps il court, plus nous avons le temps de l’admirer. Car pendant 4 à 5 secondes d’extase, il s’éloigne inexorablement de la concurrence, après 50 ou 60 mètres de course sur l’hectomètre. Et nous ne voyons plus que lui, droit et fier, épaules relâchées, il déroule sa gigantesque foulée, fruit de son 1,95 m, lève harmonieusement ses genoux pour s’échapper. Il devient guépard, félin au corps haut sur pattes, très rapide à la course. Puissance énorme, chaloupée, qui émerge des reins. L’effort paraît alors facile et le mouvement majestueux. Il multiplie la fréquence de la foulée par son amplitude pour un résultat dépassant les 44 km/h. À couper le souffle.
Je préfère bien naturellement l’athlète qui pousse son effort jusqu’au bout pour chasser le record, pour écraser les adversaires, à celui qui déroule nonchalamment ses dernières enjambées en contrôlant la course par de longs coups d’œil périphériques en direction des battus et affichant une supériorité aussi flagrante qu’insolente. C’est mon image préférée du champion qui en Suisse va s’attaquer à la légende. Pour profiter de sa forme actuelle, pour doper ses statistiques, pour enfoncer ses illustres prédécesseurs. Pour encore plus écrire l’histoire de l’athlétisme en majuscule. Pour battre les temps canon d’un autre temps. Car si les records mondiaux, les siens, peuvent lui résister, il sait que les pistes suisses sont favorables aux exploits des sprinters. Il voudra dépasser sa marque de 2009 sur 200 m à Lausanne (19’59). Et selon moi, s’attaquer au record du meeting du 100 m au Letzigrund pour reléguer son compatriote Asafa Powell et son temps de 9’ 77, qui fut record mondial à Zurich, dans le domaine des archives, banaliser le record de Carl Lewis en 9’ 93 et celui d’Armin Hary en 10s avec chronométrage manuel.
Les facéties gestuelles d’Usain m’ont longtemps agacé. J’ai cherché des synonymes à ses singeries. J’ai trouvé bouffonnerie, clownerie et pitrerie. Avant de finir par m’habituer. Et de presque apprécier la créativité de ses gesticulations et de ses mimiques. Sa pose de vainqueur, qu’il faisait déjà enfant, est devenue un symbole universel de réussite sportive. Une marque déposée. Un sceau immobile. Une statue pour un musée de cire. Jambes écartées, buste penché en arrière à la manière d’un archer qui envoie sa flèche vers l’infini. Autant l’après-course séduit, autant l’avant course interpelle. Comment fait-il donc pour mobiliser son énergie de compétiteur en dédiant ses dernières secondes à la foule avant le coup de pistolet du départ ?
Glen Mills, son entraîneur, donne la réponse : « Usain possède une capacité extrême à trouver sa concentration maximum. En quelques secondes, il peut totalement se préparer à l’affrontement ». Dans le documentaire de Gaël Leiblang « Usain Bolt, l’homme le plus rapide du monde », la ronde et prégnante présence du mentor, le respect mutuel et la confiance inconditionnelle qui unissent l’athlète à son guide offrent quelques clés de la réussite du bolide. Mills accepte les moments désordonnés de l’extraverti Usain hors piste, tout en cherchant à les maîtriser et devient intransigeant sur le terrain d’entraînement pour pousser Bolt à constamment se dépasser. Voir la légende, accroupie à quatre pattes, en train de vomir, après une série de sprints intenses, rappelle qu’aucune prouesse sportive n’est possible sans volonté, sans courage et sans sacrifice.
En Helvétie, Usain va faire fructifier son travail acharné pour attraper les étoiles et décrocher la lune. N’empêche que mon rêve ultime ne sera réalisé que lorsqu’il aura rencontré Rudisha sur 400 m. À la Pontaise ou au Letzigrund, autour des pelouses que j’ai si souvent foulées ?