Minutes de silence

    Une minute de silence. Une minute. La dernière du match contre la Turquie. Qui nous a laissé sans voix. Abasourdis. Pantelants. Frustrés. Le but d’Arda, à la nonante-quatrième minute, a porté l’estocade à nos espoirs, à nos illusions, à nos rêves de gloire. La douche écossaise s’est déguisée en bain turc.

Une minute de silence. En l’honneur de la mort d’une aventure exaltante.

     Cherchons la digne épitaphe que nous apposerons sur la couronne de notre désappointement. « Fiers de vous, fiers de nous ». « Avec vous jusqu’au bout ». « Généreux à tout jamais ». « Une croix blanche, à la vie, à la mort ». « Köbi for ever ».

    Une minute de silence. Le notaire lit le testament. Bel héritage pour Otmar Hitzfeld. Benaglio est bon. Sans plus. Lichtsteiner, Magnin et Degen sont de généreux latéraux, sans limites d’âge. Senderos avec son courage restera longtemps une poutre maîtresse. Müller peut servir valablement jusqu’à la prochaine compétition. Les jeunes milieux Fernandes et Innler sont monstrueux dans la récupération et précis dans le jeu. Behrami mange son couloir et son adversaire. Barnetta, carbonisé ici, promet beaucoup. Vonlanthen est un superbe footballeur. Hakan Yakin n’a jamais été aussi généreux. Derdyok déjà efficace, peut encore progresser. Alexander Frei va revenir.

    Une minute de silence. Pour déguster pleinement une première victoire (par 2 à 0 contre le Portugal) en Championnat d’Europe des nations. Une belle victoire avec une superbe deuxième mi-temps. Avec de la réussite enfin, avec la chance qui bascule du bon côté. Avec de l’enthousiasme, de la générosité et pas mal de talent.

    Une minute de silence. Pour l’enterrement de la carrière de sélectionneur de Kuhn. En pensant avec émotion, une larme coulant subrepticement sur la joue, puis se transformant en sanglot difficilement contenu, à tous les succès épiques de son épopée. À la boulimie de football qu’il nous a offert. Du foot, du foot, encore du foot, toujours du football. Sans se lasser, sans nous lasser. Du football pratiqué avec des footballeurs, pas avec des guerriers ou des coureurs à pied. Un football qui gagne, avec constance. Sauf dans la dernière ligne droite, sans Frei. Manquent les points finaux.

La grandeur de Titi

   J’apprécie beaucoup parler de football avec Arsène Wenger. En deux phrases, il peut résoudre une équation à deux inconnues sur laquelle je butais depuis des décennies. La concision de sa parole, la précision de son verbe, la simplicité de sa pensée désarçonnent, et rendent humble. La densité de son propos doit prendre sa source dans une introversion aujourd’hui surmontée. L’homme va droit au but quand l’expression en société intimide. Il craint la faute et l’évite.

    Arsène m’a confié un jour que Thierry Henry est un passionné de ballon rond. Qu’il connaît l’histoire de notre sport, qu’il suit l’actualité internationale, qu’il s’intéresse même aux formations d’équipes de la Ligue 2 française. En football, il est incollable. Questions pour un champion. Depuis cette confidence, je vois courir Titi avec une auréole sur la tête. Je lui pardonne tout. 0u presque.

    Moi, j’ai besoin d’archives pour décliner ses statistiques. De l’AS Monaco à la Juventus de Turin, en passant par Arsenal pour terminer à Barcelone, il a marqué 210 buts en 405 matches de championnat. Il a scoré 45 fois en 102 matches avec l’équipe de France. Si l’on compare son efficacité avec celle de Zidane (506 pour 94 buts en championnat et 108 pour 34 buts en bleu), les chiffres plébiscitent Thierry. Pourtant l’aura de Zizou est incommensurable. Par sa personnalité plus humble ? Non. Parce que Zidane a marqué des buts lors des grands événements. 2, lors de la victoire en finale de Coupe du Monde contre le Brésil. 1, lors de la défaite en finale de Coupe du Monde contre l’Italie. 1, en or, en demi-finale de l’Euro 2000 contre le Portugal, 1, contre le Bayer Leverkusen en finale de la Ligue des Champions 2002.

    Thierry n’aura plus qu’une occasion de devenir le meilleur joueur du monde. En gagnant et en marquant lors de la finale de la Coupe du Monde 2010 en Afrique du Sud. Ce qui aujourd’hui paraît exprimer un optimisme béat, étant donné le niveau de l’équipe de France.

    En ce qui concerne Henry, ce n’est pas non plus gagné d’avance. Il n’a pas été étincelant pendant l’Euro 2008. Mais j’ai aimé son orgueil de champion, son envie de gagner, sa combativité jamais prise en défaut, son courage, son refus de l’abandon. Par contre, son efficacité devant le but m’a laissé songeur. Contre les Pays-Bas, son but marqué en finesse du pied gauche, en pleine vitesse, était oblitéré du sceau de la classe. Son tir dos au but rasant la lucarne valait son pesant de talent. Mais son essai de près contré par un bras hollandais devait être transformé en but. Son lob face à un Van der Sar mal placé devait signifier l’égalisation.

    Titi n’est-il pas un buteur de grand événement ?

Arbalète prête ?

    Winkelried et Guillaume Tell peuvent retourner dans mes livres solaires d’histoire. Nous n’aurons pas besoin d’eux sur les gazons helvètes au mois de juin lors de l’Euro 2008. L’arbalète, sigle de la qualité suisse, qui estampille la valeur de l’équipe de Kuhn, représente une valeur justifiée. Même si la déculottée de 4 à 0  infligée par nos voisins allemands a égratigné notre label et notre confiance. Et c’est peut-être mieux comme ça.

    J’étais trop jeune, mais j’en ai entendu parler au temps des culottes courtes. En 1954, la Suisse n’était pas favorite. Et pourtant, que de matches épiques ! Avec une générosité sans limites. Des exploits insensés. Et des drames. Et finalement, la tragédie, c’est ce qui me reste prioritairement en mémoire. Sans fouiller dans les archives, la défaite 7 à 5 contre l’Autriche en quart de finale de la coupe du Monde a représenté un sommet d’intensité dramatique. Mon père m’a raconté qu’un joueur (Bocquet ?) avait souffert d’une insolation, que la Suisse avait terminé la rencontre à 10, car il n’y avait pas de remplacement de joueurs alors. Ce qui expliquait la déroute. Réalité historique ou propos chauvin ?

    Le compte à rebours de l’événement austro-suisse se présentait idéalement jusqu’ici. La montée en puissance du football rouge à croix blanche paraissait linéaire. Un titre de champion d’Europe en -17 ans. Des qualifications répétées des Espoirs en compétition européenne. Des participations imparfaites, mais prometteuses de la Nati à l’Euro 2004 et à la Coupe du Monde 2006 en Allemagne. Et depuis 2007 l’élan primesautier s’est brisé, le turbo ratatouille. Ça coince. Parce que l’ambitieux international suisse qui flambe rêve de mieux et vise plus haut. Vogel quitte Eindhoven pour Milan, puis Séville pour se retrouver durablement sur le banc. Senderos joue peu et peine à retrouver le rythme. Ça coince. Parce des joueurs majeurs comme Muller et Frei se blessent durablement. Ça coince. Parce qu’une équipe se construit comme une maison, avec des murs porteurs et des cloisons. L’absence de murs (Muller et Frei) fragilise l’édifice et augmente la probabilité de recevoir le toit sur la tête.

    Bonne nouvelle. Notre Guillaume Tell (Frei) sera là. Notre Winkelried (Senderos) aussi. Sans que nous sachions si, comme pour Muller, le cerveau, leur manque de compétition sera préjudiciable. Car si bien souvent les stars du football mondial arrivent carbonisés aux joutes de juin et juillet après les Finales nationales et internationales, notre crainte est inverse. Un footballeur qui joue peu perd son aisance, son énergie, sa capacité à répéter ses efforts. Son Niveau.

    Paradoxalement, avant la compétition, comme en arithmétique, les moins qui s’accumulent finissent par devenir des plus. Il n’est jamais plus facile de gagner quand on n’a rien à perdre. Et avec toutes les incertitudes et les inquiétudes qui pèsent sur l’équipe de Köbi, avec le soutien inconditionnel du public, du pays, la Suisse va se qualifier. Comme en 1954. Malgré le Portugal, la Turquie et la République tchèque.

Etude tactique

    Voici plus de dix ans, j’ai été invité par La Fédération Allemande de Football, ou plutôt par l’Union des Entraineurs chargée des cours de recyclage  de ses membres, à expliquer le fonctionnement du jeu en zone. En ce temps-là, les équipes de Bundesliga évoluaient en 3-5-2, avec un marquage individuel et un libero. J’ai connu quelques problèmes de traduction basique. Je parlais de « Raumdeckung » (marquage de zone) où ils s’exprimaient par « Viererkette » (chaîne de quatre). Ils semblaient terrorisés par l’absence d’un « balayeur » chargé d’arrêter tous les ballons en profondeur.

    Aujourd’hui la révolution est complète. Joachim Loew, le coach allemand avoue : « Mon système préféré est le 4-4-2 » et il ajoute : « mais j’ai la chance de pouvoir en changer. Je peux aussi n’aligner qu’un seul attaquant, ou trois. La tactique est une chose, le jeu en est une autre. La manière de bouger, de faire vivre le ballon est aussi importante.» De nos jours, la rigidité du système de jeu fait place à plus de souplesse. En fonction des qualités de ses propres joueurs. Par rapport à celle de l’adversaire. Le 4-5-1 avec pressing très haut contre le Portugal a merveilleusement fonctionné. Il avait pour objectif de pourrir la relance lusitanienne, de casser le style de jeu adverse. Et aussi longtemps que la « Mannschaft » a réussi à perturber les premières passes adverses, elle a dominé la partie.

    Pour préparer la demi-finale contre la Turquie, Joachim prévient : « Nous devrons imposer notre jeu. Nous allons étudier plus précisément le leur, et leurs forces. On ne sait pas quel sera le déroulement du match, mais il faudra s’adapter et trouver les réponses. Les deux équipes sont capables de défendre et d’attaquer. Nous devrons de toute façon prendre nos responsabilités. Cette équipe est beaucoup plus imprévisible que le Portugal. Franchement, c’est du 50-50″.

    Ce qui traduit quelques évidences. L’Allemagne ne veut pas revêtir le rôle du favori, avec les responsabilités qui lui incombent en terme d’action et de jeu. L’Allemagne craint l’inconnu, car elle ne peut pas se préparer avec certitude et qu’elle devra improviser. L’Allemagne, comme toutes les équipes, présente le prochain adversaire comme le plus redoutable. Peut-être pas à tort.

Sergeï Bogdanovitch Semak

    Une partie de mon job consiste, avec l’aide de mon équipe, de recruter des footballeurs. Mon style est félin. Un gros roupillon, une piste au gré du vent, une approche silencieuse et lente, une observation minutieuse, aux aguets, en situation d’alerte, de tous les paramètres. Et le bond du chat. Ou du tigre, pour ramener la proie au MUC72. C’est selon. Puis retour au calme avec de nouveau beaucoup d’observations, pour entretenir l’œil et le nez.

    Pendant l’Euro 2008, je ne travaille pas vraiment. Je hume. J’exerce mes sens et mon raisonnement. Un petit bonhomme rouge de 1,70 m et 66 kg ceint d’un brassard rouge a réveillé mes neurones : « Semak ». Wikipedia rafraichit ma mémoire : « Il est découvert en France lorsque, après avoir ouvert la marque contre le Paris Saint-Germain le 29 septembre 2004, il inscrit un triplé dans le second match opposant les deux clubs lors de la première phase de la Ligue des Champions 2004-2005 ». Scout7, notre base de données professionnelle, confirme mes souvenirs. Lors de la saison 2005-2006, il a participé à 13 parties pour 15 % du temps de jeu. Ce qui représente un échec notable.

    Il est aujourd’hui le capitaine d’une brillante équipe de Russie dans un rôle de milieu défensif alors qu’il paraissait insuffisant dans ce domaine en tant que milieu offensif au PSG. Cela force à se poser 2 questions.

    Premièrement. Pourquoi autant de talents sont-ils rejetés par le club de la capitale sans avoir pu servir ? Il ne m’appartient pas de percer ce mystère récurrent qui ne relève pas de ma fonction.

    Deuxièmement. Pourquoi un joueur offensif réussit-il dans un rôle défensif ? Parce que dans ce cas-ci, et j’ai déjà eu l’occasion de souligner dans ces colonnes tout le bien que je pensais des entraîneurs hollandais, la vision première du football de Hiddink imagine d’abord que son équipe possède le ballon, pas qu’elle doit défendre et récupérer le cuir. Ce qui les pousse à faire des choix audacieux. Qui ne les condamne pas obligatoirement à l’échec.

Statistiques

   Pendant des jours et des nuits, installé inconfortablement dans mon laboratoire, l’œil vissé à l’optique de mon microscope électronique, j’ai cherché dans les chiffres du football le secret de la victoire. Compétiteur, je voulais trouver la formule magique, la pierre philosophale qui fait gagner à tout coup. Flanqué d’un ordinateur, j’ai scruté tous les facteurs qui influencent un score.

    Pour aller à l’essentiel, j’ai étudié les pourcentages de possession du ballon. Et constaté que l’adage : « quand tu as le ballon, tu cours moins », n’offrait que le reflet d’une vision de football, celle qui est privilégiée par les bons techniciens.

    J’ai disséqué le rapport de tirs au but de chaque adversaire, calculé les tirs cadrés et non cadrés. Et compté les buts de chacun. Bien sûr, il tombe sous le sens que plus une équipe tire au but, à l’intérieur du cadre de celui-ci, plus elle augmente ses chances de marquer. Pas besoin de statistiques pour souligner cette évidence. Et j’ai les chiffres douloureux de France – Pays-Bas en mémoire pour freiner l’enthousiasme de la découverte basique : la France a tiré 25 fois, a marqué 1 but. Soit une réussite de 4 % pour des attaquants nommés Henry, Malouda, Govou, Ribéry, Anelka, Gomis, Nasri, soit le top niveau international.

    J’ai compté le pourcentage des passes réussies. Pour parvenir au football parfait. Mais la démarche est réductrice, car il faut risquer pour réussir.

    J’ai recensé les duels avec précision et obsession. Car en Suisse, sous influence culturelle allemande, on rabâche : « l’équipe qui gagne le plus de duels gagne le match ». Ce qui heureusement, n’est qu’une tendance et non une vérité absolue.

    J’ai inventorié le temps passé chez l’adversaire, en essayant d’y voir une relation avec un succès garanti. J’ai dénombré les corners, sans en retirer d’enseignement fort. Reste le bon sens. Si toutes les statistiques de mon équipe sont fortement positives, il existe une forte présomption pour que les seuls chiffres qui comptent, ceux du score, soient aussi positifs.

    Bonne nouvelle. Je suis toujours chercheur. Car je n’ai rien trouvé de définitif dans les chiffres.

Suisse en berne ?

    Vraiment. La récente victoire 3-0 contre le Liechtenstein efface la calamiteuse impression de la déroute 4 à 0 du printemps, à domicile contre l’Allemagne. En arithmétique, l’opération est négative. En football aussi. Un succès, même confortable contre les joueurs de Vaduz ne rassure pas.

    Alors pourquoi cet optimisme ? Parce que toutes les importantes pièces du puzzle helvète ont repris leurs places. Les blessés, avec quelques cicatrices et force bandages, seront là. Encore convalescent comme Patrick Muller, le cerveau (mais demande-t-on à un encéphale de courir vite ?). Déjà affuté comme Alexander Frei, le Guillaume Tell national. Une flèche, un but.

    Le gardien Benaglio s’est imposé à Wolfsburg, le club de l’ex-Manceau Grafite. Le latéral droit, Lichtsteiner comme Degen, amène sa fougue, son impétuosité. Le central droit, Muller, dirige la manœuvre. Le central gauche, Senderos, excelle comme Grichting dans le combat rapproché et le jeu de tête. Le latéral gauche, Magnin excelle, avec sa vitesse et son engagement, dans la phase offensive.

    Le milieu droit, Behrami comme Gygax, accélère grâce à des jambes de feux. Les milieux centraux, Fernandes et Innler, courent d’abondance, mais surtout donnent du liant au jeu grâce à leur belle technique. Où d’autres coaches placent des joueurs destructifs, Kuhn positionne des footballeurs. C’est sa marque de fabrique. Tranquillo Barnetta, milieu ou attaquant, sait tout bien faire. Il percute, il provoque, il tente. Il dribble, il passe, il marque. Milieu gauche Vonlanthen est un attaquant, capable d’improviser et de marquer. L’avant-centre Streller domine les airs. Frei marque avec constance. Yakin,  joueur offensif libre et joker, a le pied de Juninho.

    Les maillots rouges à croix blanche peuvent manquer de carburant. Mais un public chaleureux insufflera l’énergie nécessaire à l’exploit. Même contre des Tchèques puissants, toujours difficiles à manœuvrer.