Mon Köbi

La disparition d’amis, de proches, de coéquipiers, relance immanquablement le même processus. Un chagrin m’arrache le cœur. Une tristesse pleine de nostalgie me tire les larmes. Un mal-être infini m’envahit. Et une question que j’évite pourtant soigneusement de me poser me ravage: «Et pour toi? Quand est prévu le grand départ?» Je m’interroge certes, mais surtout, je ne veux pas que quelqu’un me souffle la réponse. J’évacue les mots comme mort, maladie et souffrance de mon vocabulaire. J’essaie de profiter de tous les moments que m’offre la vie. À 70 ans, je ne suis qu’un «Tamalou» comme les autres. Malgré ça, tout va bien.

Très bien. Je suis vivant. Avec envie, enthousiasme et plaisir. Sans mémoire vive performante, je me souviens parfois. Sinon je cherche des réponses ou des statistiques sur internet. Qui parfois m’éclairent. Le 26 mars 1969 à Valence, je porte pour la première fois le maillot de l’équipe nationale contre l’Espagne. Je me rappelle la panne d’électricité qui a grandement retardé le début de la rencontre, mais pas la formation de l’équipe helvétique. Pourtant, même en me creusant les méninges, je n’ai pas souvenir d’avoir évolué avec Kuhn. Qui a manœuvré avec le numéro 6.

Par excès d’égoïsme? Ou à cause de la barrière de la langue? Je devais cacher ma timidité derrière les cinq Romands et les deux Tessinois présents. Pour ne pas devoir utiliser les rares expressions apprises pendant les neuf ans d’études de la langue de Goethe. D’autant plus que les Suisses alémaniques devaient communiquer en Schwyzerdütsch, une langue inconnue à forte ressemblance avec un grave mal de gorge. Jamais je n’ai imaginé, mais vraiment jamais, qu’un de ces individus (un étranger à mes yeux) puisse parler français. Et pourtant…

En 1971, avec quelques sélections de plus, j’arrive au FC Zurich. Et je découvre le Köbi du vestiaire. Affable, bienveillant, attentif, avec son sourire accueillant et son œil malicieux, soucieux de ma bonne acclimatation. Il parle la langue de Molière. Leader sans jouer au chef, il me fait découvrir les mystères du dialecte zurichois. Je deviens proche sans jamais être intime. Même si quelques fêtes en équipe arrosées abondamment de bières font craquer les dernières barrières.

Le Kuhn du terrain me séduit aussi. Combatif, volontaire, agressif dans la conquête du ballon, joueur au souffle inépuisable, son jeu avec ballon m’enthousiasme. Je parviens à me brancher sur ses idées, à dialoguer avec sa technique aussi sûre dans la passe courte ou longue. Sa conduite de balle en fait un joueur difficile à arrêter dans son rôle de footballeur à l’aise dans les deux surfaces. Qui marque ses six, sept buts par saison. Pour moi, il a été l’un des meilleurs joueurs de l’histoire du football suisse et aurait mérité une reconnaissance internationale totale.

En 1980, je reviens au FC Zurich comme entraîneur. Köbi est coordinateur et entraîneur au sein du mouvement juniors. Nous collaborons pour essayer d’améliorer le niveau de nos jeunes. Nous dialoguons souvent, planifions, écrivons dans le marbre les valeurs que nous voulons développer. Mais le changement de hiérarchie me déstabilise. Mon ex-capitaine indéboulonnable se range dans un rôle de subalterne. Il me fait et me donne confiance. Comme lorsque j’étais joueur. Il accepte mes idées sans essayer d’imposer les siennes. Sa simplicité m’étonne. Son humilité me surprend. Il ne joue aucun rôle. Et ne semble pas aspirer à devenir entraîneur professionnel.

De 2001 à 2008, Köbi devient le sélectionneur de l’équipe de Suisse. Et son onze gagne. Souvent. En tant que consultant à la Radio Télévision Suisse, j’ai le privilège de suivre tous les matches de qualification qui ont amené la Nati au championnat d’Europe des nations au Portugal. Et j’apprécie beaucoup le style de l’équipe. Qui colle à l’image de son entraîneur. Engagé, courageux, combatif, talentueux. Loyal. Son 4-4-2 en losange m’a tellement emballé que je l’ai parodié plus tard dans ma carrière de coach.

Lors d’une longue interview pour le «Tages-Anzeiger», qui voulait profiter de ma proximité avec «Köbi national», j’essaie de débusquer ses secrets. En vain. Il n’en a pas. Son bon sens et son intelligence pour le jeu du football suffisent.

Il est tellement simple, vrai et sain, qu’on le soupçonne de nous manipuler.

Köbi, si les terrains sont bons là-haut, attends-moi, je rejouerais volontiers avec toi.

Hommage paru dans le journal Le Matin, 1er décembre 2019.