Le losange des préceptes

Dans la formation de ses jeunes joueurs, le Borussia Mönchengladbach a l’ambition de façonner des footballeurs, mais aussi des hommes. Le logo du club, en losange, évidé du B massif, a été détourné au profit de valeurs éducatives, « car les structures familiales ne sont plus toujours adaptées pour inculquer les bases indispensables à la vie en société ». Les préceptes emprisonnés à l’intérieur de la forme géométrique meublent les nombreux murs des lieux de vie et des couloirs du domaine des jeunes.

Les mots sont presque toujours les mêmes. Mais ni dans le même ordre ni dans le même calibre. Ils constituent les pièces d’un puzzle cohérent, quelle que soit leur position : « Courage. Énergie. Respect. Équité. Justice. Esprit d’équipe. Confiance et loyauté. Passion. Dévouement et honnêteté. Volonté d’apprendre. Patience et calme. Responsabilité. Bienséance. Assiduité. Ponctualité. Fermeté. Solidité. Modestie. Détermination. Volonté. Ouverture. Tolérance. Discipline. Fiabilité. Application. Persévérance. ».

Superbe programme. Utopique. Inapplicable. Dépassé. Pourtant au Borussia Mönchengladbach, de prime abord, il semble mis en pratique. Ce qui offre une belle qualité de rapports humains. Sans peur. Sans agressivité. Quel excellent moment à vivre !

Les animaux de l’équipe

J’accompagne Denis Zanko, l’entraîneur de Laval, à Mönchengladbach. Il doit, entre autres, faire un stage d’une semaine à l’étranger pour acquérir son diplôme d’entraîneur professionnel. Je l’aide dans la relation avec Lucien Favre, le coach pour affiner les traductions. Et ça me permet dans le même temps de replonger dans le monde du football.
Nous sommes chaleureusement accueillis malgré la froidure de la météo et des derniers résultats.
Dans le bureau de Roland Virkus, entraîneur, pédagogue et directeur de la formation du Borussia, j’ai extirpé un bel exercice didactique que je vous offre. Et qu’il distille à ses éducateurs:
« Pour former leur équipe, ils disposent de tous les animaux de la création ».
.Je tente le test en 4-4-2:
Le chat dans les buts. Les girafes dans l’axe. Les loups comme latéraux. Un sanglier en milieu défensif. Un lynx à ses côtés. Un guépard à droite. Un léopard à gauche. Un renard derrière l’attaquant. Un puma en avant-centre. Qui règle aussi le choix de l’équipementier.
Et l’entraîneur, se transforme-t-il en dompteur? Ou en Noé?

Porte ouverte au doute

Parfois la perte de mémoire arrange bien les choses. Je ne me souviens pas d’avoir été défait 7 à 1. Ni comme joueur. Ni comme technicien. Et surtout pas à domicile. Un à sept. Comme la Roma de Rudi Garcia et de Gervinho, hier soir, que j’ai côtoyé au Mans. Que je suis avec affection.

J’avais trouvé l’équipe de la capitale en progrès dans son duel au sommet perdu 3-2 à Turin contre la Juventus. Avec de la qualité de jeu et de comportement. Avec plein de confiance en soi et de certitudes. Qui risquent d’être balayées par ce revers cuisant.

La partie été entamée avec ces ingrédients positifs. Jamais Yanga-Mbiwa ne m’avait paru si serein, clairvoyant, et lucide. De ces vertus que le « Mister » sait si bien insuffler à ses protégés. Volonté de jouer, d’attaquer, de posséder le ballon ont été étouffé par le pressing du Bayern. L’avis de tempête s’est transformé en tsunami bavarois. Qui emporte tout sur son passage avec sa qualité individuelle et son sens collectif. Qui oblige a de lourds travaux.

Une des caractérisques majeures de Rudi réside dans sa force de conviction pour consolider les egos, leur faire prendre conscience de toute leur dimension. Il aura fort à faire après cette débâcle. Inventer les mots justes. Ne pas douter de lui-même. Vu sous cet angle, le prochain match sera excitant. Pour les observateurs.

Au nom du père

Sillonner le pays de Pelé faisait partie de mes rêves d’enfant. Débordant d’images colorées issues de mes fantasmes, de mes lectures et de mon imagination. Avec un foisonnant bouquet d’odeurs, de goûts et d’éclats de rire. Avec des palmiers et des plages. À la découverte du paradis sur terre, creuset du meilleur football jamais pratiqué sur notre globe.

Réaliser cette quête irrésistible comme un pèlerinage à ma Mecque avec mes deux fils, aujourd’hui adultes, m’a bouleversé. Et m’a surpris. Le football n’a pas jamais été le centre unique d’intérêt et de discussion de notre famille. Heureusement. Et son exercice ne présentait d’ailleurs aucune obligation parentale. Emeric, le plus jeune, s’est essayé de longues années au handball avant de découvrir les joies du foot avec ses copains, après son adolescence. Il s’y est adonné avec tant de plaisir et d’ardeur que depuis, il a subi deux opérations aux ligaments croisés. Une à chaque genou. Et a ainsi rejoint son frère Morgan dans la blessure, qui avait cessé la compétition à la suite d’une douloureuse fracture du tibia-péroné. Comme pour exécuter un ordre subliminal du père ? Qui a prêché par l’exemple ?

Quand, sur le sable de la plage de l’ile enchanteresse de Morro de Sao Paulo, mes rejetons, qui s’essayaient à la passe avec une balle plastique, ont été réquisitionnés pour participer à un jeu réduit à 8 contre 8, un brin d’inquiétude m’a gagné à propos des articulations de mon petit dernier. Avant de profiter d’une grande première, celle de voir mes deux garçons s’adonner au football ensemble, avec un gros pincement au cœur et une énorme bouffée d’orgueil paternel.

Leurs performances de match leur ont valu un commentaire de coach. Bref, comme il sied dans une tribu de taiseux. L’activité et l’expression corporelle crient la vérité de l’être, ne cachent aucun trait de personnalité. Ce que mon œil d’expert a décelé collait parfaitement aux attentes de leurs parents. Indépendamment de problèmes techniques ou physiques, Morgan démontre fougue, courage, combativité et volonté de gagner. Et son mollet tonique le propulse à belle allure. Après un début plus timide, Emeric  a développé sa grande foulée pour progresser, a livré de nombreux duels chevaleresques, a fait preuve d’abnégation, d’un esprit d’équipe irréprochable et solidaire. Il a même marqué un but qui s’est ajouté à celui de son frère. Au nom du père.

Le voyage que j’ai organisé dans le Nord-Est, avant le tirage au sort, nous a permis de voir des villes pleines de vie, des plages agréables, une campagne verdoyante peuplées d’êtres chaleureux et communicatifs. Il nous a autorisé d’admirer l’Allemagne à Salvador et d’observer l’Argentine avec un scepticisme avéré à Belo Horizonte. Avec des croyances européennes bien ancrées concernant les clés qui mènent au succès. Et qui sont négligées par la sélection sud-américaine finaliste. Au contraire de Costaricains disciplinés, rigoureux et généreux, les Argentins n’hésitent pas à se regrouper près de leur but pour empêcher les attaquants opposés de marquer, mais laissent leurs avants défendre par intermittence, très souvent sur le mode tranquille et lent de la promenade. Qui déroute de ce côté de l’Atlantique. Qui semble suicidaire, vieillot et dépassé de prime abord.  Qui perturbe autant l’analyse que le jeu adverse.

L’Allemagne a bafouillé son football contre l’équipe de Sabella. Comme les autres. Oubliées les grandes offensives, l’échange de passes rapides, le mouvement continu, les arabesques séduisantes. Bloqué le rythme entraînant. Affaiblie par des contres menaçants cette confiance en soi, fruit de performances de bon aloi. Sous l’impulsion  de Mascherano, guerrier infatigable, l’Argentine a défendu bec et ongle, à 7 acteurs de champ, sans relâche. En escomptant l’inspiration de Lavezzi, Higuain (maladroit ou impressionné par Neuer), Agüero. Ou Messi, sans plaisir dans l’activité, étouffé par l’attente. Triste. Epuisé. Sans élan vital.

Que Götze, d’un contrôle soyeux de la poitrine suivi d’une volée franche et décidée ait terrassé l’Argentine sur son continent reflète quelques concepts très simples. Que la technique et le sang froid représentent des atouts indispensables devant le but adverse. Que trop d’occasions favorables ratées mènent immanquablement à la défaite. Que la meilleure équipe du tournoi avec les Pays-Bas l’a heureusement emporté. Que mes pays d’origine, la Suisse, et d’adoption, la France, sont passés très de plus de bonheur et plus de gloire. Que ma patrie de football, le Brésil, a pris une telle déculottée que même ses plus belles vertus de 2014, sa combativité, ses émotions à fleur de peau, sa frénésie irrationnelle et spectaculaire ont été ridiculisées.

Que David Luis, combattant de l’extrême, qui s’est agité comme un coq décapité, soit devenu le symbole footballistique d’une nation qui clame « Ordre et Progrès » par drapeau interposé , constitue une erreur historique majeure. Il est temps que le Brésil retrouve sa tête, son intelligence, sa créativité, son talent. Qu’il croie en ses fondamentaux. Pour nous faire rêver à nouveau. Et pour gagner.

Rêve de Finale

J’adore les clins d’œil de la vie. Je tente de les détourner de leur sens, de les extraire de leur contexte, pour m’ingénier à construire une belle histoire.

Ce matin, en mettant le couvert pour le petit déjeuner, j’ai sorti deux sets de table en plastique. Ils sont imprimés sous forme de journal. Frappés des années de naissance des cinq membres de ma famille, des évènements importants qui s’y rapportent et d’une photo symbolique qui caractérise le millésime. J’ai disposé le « Fausto Coppi », vainqueur du Tour de France en 1949 et le « Maradonna », brandissant la Coupe du Monde en 1986. En m’arrêtant sur l’image de Diego, je n’ai pas manqué de relever la coïncidence. Cette année-là, l’Argentine a battu l’Allemagne par 3 à 2. J’y étais. Parce que nous étions arrivés trop peu de temps avant le début de la rencontre, ma femme et moi, je n’ai jamais pu rejoindre mon siège numérotée et j’ai suivi les débats, assis sur des travées bourrées de spectateurs floués. Carmen, enceinte de Morgan et fâchée, a quitté le stade. Pour m’attendre dehors. Elle espérait me voir à la mi-temps, mais je n’allais tout de même sacrifier ma place privilégiée… Elle m’a accueilli à la fin du match avec un langage très fleuri. Nous vivons encore ensemble (il fallait qu’elle m’aime beaucoup…). C’est devenu un bon souvenir dont nous sommes enfin capables de rire.

Avant-hier, sur mon réseau social, qui ne sert qu’à ça, j’ai reçu un mail dont je ne vous livre que l’essentielle substance : « Ma mère m’envoyait à la boulangerie du coin pour acheter du pain et un jour j’ai eu le droit d’acheter un chewing-gum du format d’une carte de crédit d’aujourd’hui et dans lequel il y avait toujours la photo d’un joueur de foot de ligue A. Et je suis tombé sur votre photo à l’époque où vous portiez le maillot du FC La Chaux-de-Fonds. Dès ce jour, j’ai voulu vous ressembler. J’étais bon joueur de foot et tout petit, je jouais avec les grands copains de mon frère. Je marquais plein de buts, comme Daniel Jeandupeux. Alors évidemment, je suis devenu fan du FCZ, des Girondins de Bordeax jusqu’au jour où vous avez été victime de cet attentat d’un gars qui portait les cheveux plus longs que vous… Didier »

Grâce à Didier et à Diego, je réussis à me replonger dans mes rêves de gosse. Parce ce qu’on raconte aussi qu’à partir d’un certain âge (que je ne ressens que peu ou pas), les gens retombent en enfance. Je revêts une nouvelle fois le sweat-shirt (on disait sestrière) rouge sur lequel ma cousine Mariette avait cousu une croix blanche et je retourne « shooter » dans la rue, avec mon frère, mon cousin et leurs copains. Et bien sûr, comme vous l’avez tous fait, j’opte pour le nom d’un joueur connu pour l’incarner lors du « petit match ». Sans souci de réalité chronologique, en mélangeant le passé et le présent. Je peux jeter mon dévolu sur les patronymes de footballeurs des deux équipes d’aujourd’hui. L’Allemagne, pas assez exotique. Ou l’Argentine, beaucoup plus attirante. Plus lointaine et plus mystérieuse. Comme je suis le plus jeune j’ai le privilège de choisir en premier. Je deviens Messi pour jouer comme un Dieu. Je suis Lionel, puisque le plus petit. Je dribble, je passe, je marque. Je marche, comme lui, en attendant le bon moment, l’occasion opportune. Et ce mimétisme ne me rend pas plus fier que ça.

Pour évoluer sur le goudron de la rue de mon quartier, pas de problème dans ma tête, j’endosse le rôle de la « Pulga ». Pour brandir le trophée du vainqueur comme « el Pibe d’Oro », pas de soucis, j’assume la charge. Mais pour me mettre dans la peau de Messi, le jour de la Finale, avec toute l’attente d’un peuple qui chante sans relâche, en faisant tourner les maillots ciel et blanc au-dessus de la tête : « Tu vas voir Messi, il va nous ramener la Coupe », je flanche. J’ai éprouvé le sentiment qu’une certaine force mentale ait pu m’habiter dans des moments clefs de mes carrières de footballeur ou d’entraîneur. Mais tout de même, pas comme un Federer face à un Djokovic champion à Wimbledon ou un Nibali sur les pavés du Tour de France. Ni, je l’espère sans trop y croire, comme un Stadler qui rate un putt de 50 cm sur le dernier de l’open de France pour jouer les play-offs de la victoire.

Moi Lionel, gonflé d’orgueil, je prépare le match de la gloire. J’éprouve cette pression intense que je me suis mise pour devenir le meilleur de tous. J’évite de penser à l’attente des autres, des millions, du milliard de personnes qui vont me juger. Je suis en forme. Mon physique, ma technique, ma conduite de balle, mon shoot et ma confiance tournent à plein pot. Mais j’ai senti, lors de ce tournoi, que les dispositions prises pour me neutraliser font preuve de plus en plus d’efficacité. Avec peu d’espace et 2 ou 3 adversaires qui me harcèlent. Parfois rudement. La victoire aux tirs au but contre les Pays-Bas m’a soulagé. Je me suis fondu dans la meute, dans mon groupe. J’ai souri de bonheur comme jamais. J’ai chanté. J’ai sauté. Je suis redevenu un équipier comme les autres.

Mensonge. Stop ! Moi Daniel, j’arrête ce cauchemar. Je rejoins l’anonymat pour ne pas être interpelé à tous les coins de rue de la terre entière. J’ai vu évoluer l’Allemagne à Salvador et l’Argentine à Belo Horizonte. Le constat est clair. L’Allemagne est très forte, voire la meilleure. Demain j’abandonne mes vues de l’esprit, je n’aspire qu’à une chose. Assister à une Finale de rêve.

Felipão vs Jogi

Par ses choix, par ses envies, chacun de nous a l’occasion de bousculer son destin. Il y a presque 20 ans, tandis que je parcourais le globe à la recherche de héros pour la rédaction de mon livre « Les sorciers  du foot », ceux-ci étaient déjà prêts à tous les sacrifices pour essayer de gagner encore et toujours. Pendant que j’écrirai avec plaisir pour le Tages Anzeiger, quelques-uns des entraîneurs que j’ai rencontrés lors de mon périple se retrouveront assis sur le siège éjectable du banc de touche des demi-finales de la Coupe du Monde. Carlos Alberto Parreira, vu à New York pendant une semaine, secondera Scolari pour tenter de satisfaire le peuple brésilien qui attend un sixième titre. Van Gaal, que j’avais essayé de joindre en vain pendant mon observation de l’Ajax qu’il conduisait, sera chargé de faire triompher l’orgueil batave.

Par l’intermédiaire de l’agent d’un de mes ex-footballeur, j’ai fait connaissance de Luiz Felipe Scolari. A Sao Paulo, le matin d’un quart de finale de Copa Libertadores opposant les « Corinthians » que son « Gremio Porto Alegre » allait remporter grâce aux coups de tête de Jardel, il m’a consacré 3 bons quarts d’heure à me définir ses options de jeu. Et m’a invité à venir dans le Rio Grande do Sul constater de mes propres yeux la qualité et la quantité de son travail. Ce que je n’ai jamais fait. J’aurais pu me rendre compte une fois de plus que la pépinière brésilienne ne germe pas uniquement sur la plage de Copacabana, entourée de fesses rebondies à peine cachées par un « fil dentaire ».

Le moment partagé avec celui qui deviendra Felipão (au Brésil, le « ão » en fin de prénom ajoute une dimension de grandeur comme le « inho » signifie petit) me reste solidement ancré dans la mémoire. En face de moi, j’ai trouvé un homme totalement disponible un jour de match, ce que je n’ai jamais réussi à réaliser. Et aussi chaleureux, attentif à l’autre, communicatif, enthousiaste, passionné et généreux. Une belle personne.

Mes écrits sur l’entraînement et les portraits des coaches m’ont valu le privilège d’être invité par l’ASF pour encadrer un cours pour l’obtention du Diplôme Européen requis pour oeuvrer au plus haut niveau. J’avais expliqué Menotti et ses exercices de terrain réalisé uniquement avec le ballon. Contrôlé la charge de travail avec des cardiofréquencesmètres. À Macolin, Joachim Loew, sur le banc d’étudiant, multipliait les questions pertinentes pour essayer de mieux comprendre.

J’ai revu « Jogi » à Costa do Sauipe, lors du tirage au sort de cette coupe du monde.  Affable, aimable, amical, il m’a accueilli avec respect. Il est arrivé à me faire croire qu’il regrettait la rareté de nos échanges. C’est avec ce talent de manager qu’il devra convaincre ses footballeurs qu’il est possible ce soir de bouter le Brésil hors de la compétition. La révolution culturelle réussie contre la France pour une victoire sans émotion, avec Boateng dans l’axe et Lahm latéral droit doit être poursuivie. L’Allemagne est redevenue germanique. Celle qui faisait dire à Lineker : « Le football est un jeu qui se pratique à onze. Et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne ».

Felipão aura fort à faire pour ébranler le mur de Berlin. Jusqu’ici, j’ai beaucoup apprécié la générosité frénétique et la combativité sans limites qu’il est parvenu à insuffler à la « seleção ». Il devra lui inoculer une grande dose d’intelligence et de sang-froid. Sans Neymar ni Thiago Silva, le courage ne suffira pas.

Que le meilleur gagne. Dans un duel spectaculaire !

France – Allemagne

Les quarts de finale de la coupe du monde sentent la poudre. Qui peut faire exploser tous les a priori, les préjugés et les statistiques. Sous forme de feu d’artifice chargé d’émotions, de rebondissements et de panache. Si les sélections qui prônent l’état d’esprit le plus offensif et le style de jeu le plus attrayant l’emportaient, la Colombie, la Belgique et les Pays-Bas retrouveraient le vainqueur de France – Allemagne en demi – finale. Avec 3 Européens parmi les 4 qualifiés sur sol-sud américain. Ce qui n’arrivera pas, parce qu’à ce niveau de compétition, le manque d’expérience et l’arbitre feront souvent pencher la balance au profit du plus réputé.

Le choc France – Allemagne apparaît très équilibré. Sans avantage marqué, sans prééminence manifeste. Les deux pays les plus peuplés d’Europe, qui se sont battus sur d’autres terrains au 20e siècle, se combattront avec fougue, sans ressentiment, loin des relents d’une histoire qui ne concerne plus les acteurs en culotte courte. L’affrontement sera acharné, farouche et loyal.

Chaque team a présenté des visages contrastés. Avec beaucoup de qualités et au moins un défaut majeur constaté pendant leur dernier match. Deschamps devra résoudre le problème Benzema, qui n’a pas défendu et peu réussi avec le cuir en position d’ailier gauche contre le Nigeria (j’envisage plus un blocage inconscient provoqué par la frustration qu’une intention de sabordage). Loew aura à maîtriser la cohérence de sa stratégie. Qui s’inspire plus du Bayern Munich et son désir de possession de balle que du style vertical du Borussia Dortmund, plus germanique. Et qui ont surligné en rouge la lenteur de Mertesacker lors des contre-attaques algériennes.

La composition d’équipe de la France permettra de flairer la tactique. Qui devrait privilégier un pressing haut, comme contre la Suisse plutôt que de préférer un recul dans son camp, comme contre le Nigeria pour enlever de la profondeur à la rapidité des avants adverses. Sauf blessure de dernière minute, Lloris gardera la cage. Debuchy, latéral droit, avec son volume de course considérable et sa gestuelle fiable se projettera vers l’attaque. Comme Evra, en souffrance contre les Africains. L’axe central sera tenu par Varanne, souverain, athlétique, véloce, propre techniquement, plein de sang-froid. Le meilleur stoppeur de la compétition (?) sera secondé par Sacko, guerrier, musclé et vite, qui autorise à évoluer loin de ses buts. Cabaye, hyperactif, pertinent offensivement, consciencieux, doté d’un bon tir et Matuidi, infatigable, généreux, précis, percutant vers l’avant seront chargés d’étouffer le jeu germanique avec Pogba ou Sissoko. Valbuena, lutin, feu follet, homme libre de ses mouvements à partir de la droite, voudra perturber les grands gabarits de sa taille de puce. Avec Griezmann à gauche, 1,76 m, tonique, très vif, habile de ses pieds, imaginatif, il composera un trident (au détriment de Giroud) à géométrie variable autour de Benzema, joyau de la couronne. À qui Didier Deschamps a réussi à greffer combativité, sourire, joie de vivre et de jouer. Sauf contre le Nigeria lors duquel Karim a retrouvé l’expression d’un certain malêtre agaçant qui empêche l’éclosion totale de son énorme talent.

À mes yeux, en essayant de décrypter le fonctionnement basique de DD, je miserai sur la titularisation de Sissoko plutôt que celle de Pogba. Paul, doué, créatif, parfois génial fait preuve de plus d’inconstance dans l’effort et dans la gestion de la sphère que Moussa. Et si Didier adopte le harcèlement intensif comme stratégie première, l’ex-Toulousain sera présent. Pour apporter son poids, sa taille, sa vitesse, son abattage et sa discipline face à la plus grande équipe en taille du tournoi. Celle aussi qui gagne le moins de duels parce qu’elle veut la possession de balle.

Les choix de Joachim Loew seront plus fondamentaux. Parce qu’ils touchent la logique globale du style de la Nationalmanschaft. Qui manque de cohérence à cause d’ arrières centraux évoluant à distance considérable de leur but pendant d’interminables périodes de domination. Donc qui évoluent souvent hors de leurs points forts (duel et jeu de tête) et qui souligne leur absence de rapidité au moment de longs sprints. Les prémices de cette faiblesse étaient déjà apparues à Fortaleza lors du match Portugal – Allemagne (0-4) que j’ai vu, avant la sortie de Pepe sur expulsion et celle de Hummels à la suite d’une blessure. Si j’avais adoré les courses en profondeur de 4 ou 5 footballeurs germaniques derrière une défense portugaise alignée à bonne distance de son gardien, j’avais remarqué l’inconfort de Mertesacker dans les grands espaces.

Neuer, exceptionnel même loin de sa surface protégera la cage. Mertesacker, gros cœur, caractère bien trempé sera positionné au côté de Hummels, combattant féroce et technique, dans l’axe central. Boateng, un peu contre nature évoluera latéral droit et Höwedes, complet, à gauche. Le milieu de terrain à 3 constitue l’atout majeur des Allemands. Lahm, avec en pointe basse, Kroos et Schweinsteiger, savent tout bien faire. Avant-centre, Müller impressionne par son adresse, sa mobilité et son instinct de buteur. Dans un bon jour, avec du temps et de l’espace, Özil, faux attaquant, peut multiplier les tours de magie. Je préférerais Schürle, actif, généreux, percutant et véloce à Götze, immense talent offensif.

J’espère une ouverture du score rapide des bleus. Pour débrider le match. Pour le lancer sur une base de folie. Car de tout temps, les Allemands ont su tout risquer. Pour revenir à la marque, ils n’hésitent pas à s’exposer à prendre une raclée. Ce qui est excellent pour le spectacle.

Über alles

Les temps ont changé. Et avec eux l’affection que je porte au football allemand. J’aime la Bundesliga et son football ouvert et engagé. Je chéris l’activité folle et la prise de risque du Borussia Dortmund. Je suis friand de la technicité et de l’esprit offensif du Bayern Munich. J’apprécie l’équipe nationale et son jeu spectaculaire. Une équipe qui perd 5 à 3 contre la Suisse  attire immanquablement ma sympathie… Pour le panache de l’exhibition. Pour la perméabilité de sa défense. Pour l’absence de calcul. Pour la spontanéité du comportement. Qui ne peut pas perdurer tout le temps d’un Euro. Ne rêvons pas.

La démarche de Joachim Löw, et ses explications de texte, rappellent le romantisme allemand ou le « Sturm und Drang » de Goethe et le règne des sentiments. Un entraîneur qui revendique : « Le public doit ressentir «des émotions positives» ou «Les titres, c’est beau (…), mais il faut laisser la trace du jeu» ou «Il faut que les gens puissent dire « cette équipe est formidable » même s’il lui arrive de perdre» ou «J’ai une préférence donnée aux joueurs techniques, offensifs» déclenche en moi un soutien indéfectible.

Cette vision du football pourrait paraître un credo isolé, il me semble être un mouvement de fond, accompagné par de nombreux autres collègues germaniques. En janvier, j’étais à Kansas City à la convention NSCAA des entraîneurs américains. Franck Wormuth, responsable de la formation des entraîneurs à la DFB, sortait d’un « clinic » avec de jeunes footballeuses, pas complètement réussi dans son exécution. Quand je lui ai fait part de mes réticences concernant le niveau des joueuses pour la démonstration, il m’a expliqué que bien au contraire, cela lui permettait de démontrer une démarche pédagogique adéquate pour faire progresser les athlètes dans la réalisation de l’exercice. Si bien que la manière est devenue alors aussi importante que le résultat.

Ce qui change d’un autre temps et remémore les paroles de Gary Lineker qui disait: « Le football se joue à onze contre onze et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne » et les mauvais moments passés quand la victoire pouvait être le fruit d’un cynisme consternant.

Je me souviens d’un cours d’entraîneur à Leipzig durant lequel j’essayais d’expliquer le mécanisme du jeu en zone (la « Viererkette » pour eux). Berti Vogts, sélectionneur national, avait analysé les déboires teutons à la Coupe du Monde 1994 par l’oubli des vertus traditionnelles de son peuple, soit travail, discipline, volonté et courage. Ce qui me paraissait tout de même bien léger comme remise en cause.

Mon étonnement fut considérable de constater que ces concepts furent suffisants pour remporter l’Euro 96. Berti me reprocha d’ailleurs, dans son style droit et direct, mon absence d’enthousiasme devant ce succès, ce qui nous valut quelques échanges musclés. Qui me valurent quelques mécomptes. La victoire avait alors toujours raison.

Dans cet Euro 2012, l’Allemagne est en passe de revalider le dicton de Lineker. 3 matches et 3 victoires. Les défaites du printemps contre la France (2-1) et la Suisse ont laissé des traces. Bénéfiques. Sans renier ses valeurs, l’équipe de Löw a nuancé son romantisme, pour affermir la protection de son but. La défense grande et forte rassure, avec le gardien Neuer, 1,93 m, avec Boateng, 1,92 m à droite, Hummels, 1,92 m et Badstuber 1,89 m au centre et Lahm, 1,70 m à gauche. Avec Khedira, 1,89 m et Schweinsteiger, 1,83 m (qui sera un joueur marquant du tournoi) au milieu. Avec Muller, 1,86 m à droite et Podolski, 1,82 m à gauche, avec Özil, 1,86 m derrière Gomez, 1,89 m dans l’axe en attaque, l’Allemagne dicte sa taille dans un 4-4-1-1 impressionnant. Mais surtout talentueux. Elle impose certaines vertus chères à Berti, mais aussi beaucoup de qualité créative et technique, valorisée par un goût de risque moins inconsidéré que voici peu.

Selon moi, Joachim a un seul défaut. Il est trop bien peigné pour un entraîneur. Et il n’a fait qu’une faute depuis le début de cet Euro. Son équipe a gagné ses trois premiers matchs. Quand on sait que pour remporter la compétition, qui est bien une Coupe et non un Championnat, il faut gagner toutes les prochaines rencontres à partir des quarts de finale, souhaitons que 6 victoires d’affilée ne soient pas un challenge irréalisable.

Etude tactique

    Voici plus de dix ans, j’ai été invité par La Fédération Allemande de Football, ou plutôt par l’Union des Entraineurs chargée des cours de recyclage  de ses membres, à expliquer le fonctionnement du jeu en zone. En ce temps-là, les équipes de Bundesliga évoluaient en 3-5-2, avec un marquage individuel et un libero. J’ai connu quelques problèmes de traduction basique. Je parlais de « Raumdeckung » (marquage de zone) où ils s’exprimaient par « Viererkette » (chaîne de quatre). Ils semblaient terrorisés par l’absence d’un « balayeur » chargé d’arrêter tous les ballons en profondeur.

    Aujourd’hui la révolution est complète. Joachim Loew, le coach allemand avoue : « Mon système préféré est le 4-4-2 » et il ajoute : « mais j’ai la chance de pouvoir en changer. Je peux aussi n’aligner qu’un seul attaquant, ou trois. La tactique est une chose, le jeu en est une autre. La manière de bouger, de faire vivre le ballon est aussi importante.» De nos jours, la rigidité du système de jeu fait place à plus de souplesse. En fonction des qualités de ses propres joueurs. Par rapport à celle de l’adversaire. Le 4-5-1 avec pressing très haut contre le Portugal a merveilleusement fonctionné. Il avait pour objectif de pourrir la relance lusitanienne, de casser le style de jeu adverse. Et aussi longtemps que la « Mannschaft » a réussi à perturber les premières passes adverses, elle a dominé la partie.

    Pour préparer la demi-finale contre la Turquie, Joachim prévient : « Nous devrons imposer notre jeu. Nous allons étudier plus précisément le leur, et leurs forces. On ne sait pas quel sera le déroulement du match, mais il faudra s’adapter et trouver les réponses. Les deux équipes sont capables de défendre et d’attaquer. Nous devrons de toute façon prendre nos responsabilités. Cette équipe est beaucoup plus imprévisible que le Portugal. Franchement, c’est du 50-50″.

    Ce qui traduit quelques évidences. L’Allemagne ne veut pas revêtir le rôle du favori, avec les responsabilités qui lui incombent en terme d’action et de jeu. L’Allemagne craint l’inconnu, car elle ne peut pas se préparer avec certitude et qu’elle devra improviser. L’Allemagne, comme toutes les équipes, présente le prochain adversaire comme le plus redoutable. Peut-être pas à tort.