Glacé

J’ai recommandé la lecture de « Glacé » à Carmen, mon épouse. Elle vient de le lâcher, après une vingtaine de pages, en disant : « J’arrête de le lire. Cette fille qui arrive dans un hôpital psychiatrique pénitentiaire me fait peur. Je ne pourrai pas le lire la nuit, je serais sûre de ne pas me rendormir ».

Je l’ai bouquiné avidement. Parfois la nuit aussi. Ce qui, c’est vrai a raccourci mon sommeil, tant j’avais hâte de connaître la suite inquiétante des rebondissements improbables de l’intrigue.

Glacé met en scène le commandant Servaz, un policier de Toulouse profondément humain et lettré, confronté à une série de crimes autant épouvantables qu’incompréhensibles dans les Pyrénées au cœur de l’hiver.

Lucien Favre, l’entraîneur de du Borussia de Mönchengladbach, m’avait recommandé de parcourir les œuvres de Bernard Minier, qu’il lit les jours de matchs, pour s’échapper de la pression de l’enjeu, pour accélérer le temps prendre son mal en patience sans trop y penser. Il m’avait parlé des enquêtes dans ma région adoptive, qu’il a également fréquentée lors de son passage au TFC.

Je suis prêt à entamer « Le cercle », le deuxième ouvrage de Minier. J’attends le moment opportun. Car dès que je l’aurai attaqué, je n’aurai plus une minute disponible pour personne. Et je ne me crois pas capable d’énoncer plus beau compliment.

La cohérence de Lucien Favre

Le footballeur emporte ses qualités avec lui dans sa caisse à outils d’entraîneur. Ses zones d’ombre aussi. Lucien Favre a beaucoup travaillé. Dans toutes les directions. Psychologie. Tactique. Technique. Sur lui. Pour les autres. Il a voyagé. Étudié. Observé. Et il a tiré d’efficaces conclusions. De si belle manière qu’aujourd’hui je ne parviens plus à l’interpeler d’un : « Salut Lulu ! » (les trois petits Lu d’affilée me faisaient marrer) comme je le pratiquais jadis, au Toulouse FC lors de la saison 1983-84. Son volume de course, sa patte gauche, son œil d’aigle et sa technique valorisaient la fluidité du jeu et sa simplicité. Ses atouts, par manque de temps et dans un collectif plus incertain, s’inséraient moins bien dans une sélection nationale suisse, que j’ai aussi dirigée. Lucien avait besoin de la complicité d’autrui pour bien se réaliser. De sa période en short, il a intégré un savoir-faire et un savoir-dire de ses mentors : « Comme Gilbert Gress, je vouvoie mes joueurs » Pour marquer une distance ou pour exprimer son respect ?

De loin, j’ai suivi sa carrière de coach (Echallens, Yverdon, Servette Genève, Hertha Berlin, Borussia Mönchengladbach). J’ai pisté ses résultats, souvent en progression d’une année sur l’autre. En Suisse. Avec des titres. En Allemagne. Ses exploits n’ont jamais profité du support de moyens financiers considérables. Seul son savoir-faire de technicien a parlé. J’en avais touché un mot à Denis Zanko, quand il a repris l’équipe du Mans. Qu’il devait sauver de la relégation (contrat rempli) ! Comme Favre à Gladbach (miracle accompli) ! Le contact ne fut jamais établi. Et j’ai joué l’intermédiaire pour faciliter les 7 jours de stage de Denis qui prépare le diplôme d’entraîneur professionnel (DEPF). Les SMS du technicien suisse prévenaient pourtant : « Je n’aurai pas beaucoup de temps à vous accorder ». Ce qui causait quelques soucis à Zanko, coach actuel de Laval (Ligue 2). Et qui sous-entendait : « Ne venez pas cette semaine. Je n’aurai pas la disponibilité de bien vous accueillir ». Ce bourreau de travail (son épouse Chantal confie qu’il s’acharne au labeur 70 heures par semaine) programme ses tâches avec précision pour ne jamais être pris au dépourvu.

Lundi matin, au bord du terrain, dans une grisaille froide soulignée par un vif vent du nord, il nous accueille avec un beau sourire. Malgré la défaite 1-0 contre Wolfsburg, les 3 revers consécutifs en Bundesliga, les presque 3 mois de compétition intense avec les 7 matchs de Ligue Europa, il ne paraît pas trop marqué. La nuit a été courte. Mais il a déjà vu les images du dimanche. Débriefé les dernières péripéties avec les responsables du secteur sportif. Avant de rencontrer le Directeur financier en fin de matinée. Sans s’indigner, il énumère les raisons de l’échec. Un manque de précision des replacements à la suite à un renvoi du ballon après un coup franc de côté. Une absence de fraîcheur mentale due au grand nombre de matchs disputés. Une insuffisance du temps de travail consacré aux comportements tactiques offensifs et défensifs.

Sa fine analyse détermine le programme de la semaine. Décrassage lundi. Deux entraînements de 90’ le mercredi. À base de sphère. A l’exception de 10 minutes d’exercices de coordination. Ludiques :  « Ils doivent retrouver du plaisir ». Par groupes pour l’échauffement technique. Par 5 contre 2 pour terminer la mise en température : « Je culpabilise quand un de mes joueurs se blesse ». Pour conclure par des jeux de conservation du cuir : « Ils aiment beaucoup ça, ils peuvent évoluer avec spontanéité ». Sur différentes surfaces. Avec un nombre de touches limitées. Sous formes diverses. En respectant scrupuleusement les temps de travail.

LF observe surtout. Mais ne s’implique totalement que l’après-midi lors du 11 contre 11. A 3 contacts de balles maximum pour fluidifier et accélérer la circulation de la sphère (sauf pour fixer l’adversaire). Avec l’obligation de passer le milieu de terrain pour garder son équipe compacte. Il félicite, encourage, conseille, exige. En restant positif. Pour faire progresser ses footballeurs et son onze. « L’entraîneur doit montrer en toute circonstance qu’il croit dans les possibilités de son équipe ».

Le jeudi sera jour de conférence de presse et de régénération. Le coach salue brièvement et va courir. 25 minutes. D’une foulée légère et rapide. Mains dans les poches. Pour s’entretenir (il nage aussi 2 fois par semaine) et diminuer son stress. Les joueurs restent en salle de musculation, travaillent leurs appuis avec des cordes à sauter : « Beaucoup de footballeurs posent leurs pieds sur la partie arrière de la plante. En avançant leurs appuis, ils gagnent en agilité, en vitesse d’exécution. Donc en technique. »

La confrontation face à la presse se passe sans piques ni heurts. « J’évite les questions polémiques ». Lucien, 57 ans, le plus âgé des entraîneurs de Bundesliga, argumente au plus simple. Sans tenter de plaire. Sans artifice de langage. Sans éloquence. Sans faute. Le challenge est bouclé en 15 minutes.

Vendredi à 16 heures, l’ultime entraînement se déroule à huis clos. Secret défense. Attaques cachées. Avec son équipe, Favre peaufine les détails. Les balles arrêtées défensives et offensives. La façon de protéger sa cage. Près des buts. À 30 m. En supériorité numérique. En infériorité. Dans le camp adverse. Déclenchements de pressing. Contre un 4-4-2 ou d’autres schémas tactiques. À chaque situation stratégique correspond une réponse. Travaillée. Encore et encore. Avec le cuir. Le football devient jeu d’échecs. Relances depuis derrière. Sortie de sa base. Création de surnombres au milieu. Prises de position pour bloquer le contradicteur. Libération d’espaces par des mouvements dans le bon timing. Circulation de la balle en attaques placées. Recherche de partenaires en pleine course. Parfois en 11 contre 0. En évitant que ses athlètes prennent froid.

Convaincant en parole, probant en pratique, la démarche se doit d’être décisive en match. Le soir même, la deuxième équipe du Borussia Mönchengladbach récite ses gammes. Passe en retrait au latéral gauche, le milieu extérieur propose un appui et attire le latéral adverse. L’attaquant central s’engouffre dans la brèche, est servi dans la profondeur, se présente seul devant le gardien. Penalty. 1-0. À l’issue de la partie, la « réserve » se porte en tête de son groupe de Regionalliga (4e division).

Samedi, Gladbach affronte Hertha devant plus de 50 000 spectateurs. Avec méthode, sérieux, patience. En marquant à la suite d’une balle arrêtée. 1-0. Dans un match bloqué, sans envolée lyrique jusqu’à la mi-temps. Hertha égalise avant le repos. 1-1. « Nous pouvons battre n’importe qui en défendant bien. Nous pouvons perdre contre n’importe qui en voulant faire le jeu ». À partir de la soixantième minute, le duel change d’âme. Les espaces s’agrandissent. Nouvelle combinaison. Le milieu extérieur Hazard libère son couloir, Dominguez surprend son adversaire direct en plongeant en profondeur. Le cuir lui parvient. Centre derrière la défense. 2-1 par Raffaël. Le Borussia maîtrise. Les contres giclent. 3-1 sur un type d’action répétée à l’entraînement. Résultat qui sera réduit à la dernière minute. 3-2.

La semaine se termine par une victoire. Heureusement, car Lucien nous a consacré plus de 5 heures de son précieux temps. Nous avons (re) découvert un homme de valeur(s). Qui colle à la noblesse d’un bon club. « Gladbach est une belle adresse ». Favre atteindrait un score record si le logo évidé du Borussia, rempli de préceptes éducatifs, qui tapissent de nombreux murs de l’enceinte sportive, devenait test de personnalité. Qui s’attache aux qualités humaines : « Courage. Énergie. Respect. Équité. Justice. Esprit d’équipe. Confiance et loyauté. Passion. Dévouement et honnêteté. Volonté d’apprendre. Patience et calme. Responsabilité. Bienséance. Assiduité. Ponctualité. Fermeté. Solidité. Modestie. Détermination. Volonté. Ouverture. Tolérance. Discipline. Fiabilité. Application. Persévérance. » Lucien véhicule la majorité de ces caractéristiques au plus haut degré. Il ajoute : « Si tu n’es pas honnête avec tes joueurs, tu ne peux pas durer ».

5 jours plus tard, dans une partie décisive en Ligue Europa contre le FC Zurich qu’il a entrainé, Gladbach l’emporte 3-0 avec la même prestance et la cohérence identique. Avec 3 nouveaux joueurs par rapport à la rencontre de Bundesliga. Avec Janschke latéral plutôt que central et Dominguez à l’inverse, 5 positions sont renouvelées. Ce constat rappelle une anecdote. Lucien enroule son bras autour de l’épaule de Denis Zanko et dit : « Tu dois faire comprendre à tes remplaçants que tu comptes sur eux. Qu’ils sont plus importants que les titulaires. Qu’ils doivent continuer de se donner à fond ».

3 jours plus tard, à la suite d’un nul 1-1 contre le Bayer Leverkusen nos SMS notifiaient :

– Bravo. Belle semaine. Avec des compositions d’équipe différentes. Et toujours le même style. Excellent.

– Merci. Mais il reste beaucoup de boulot au niveau technique air-terre quand il y a des deuxièmes ballons ou après des récupérations. Il y a trop de déchets.

Lucien reste un éternel insatisfait. Qui veut que ses footballeurs et son groupe s’améliorent. En période faste aussi.

Aura-t-il longtemps encore, la volonté et l’énergie de se préparer physiquement, à l’aube, dans son jardin, pour se présenter sous un jour positif à ses joueurs pour essayer de les rendre meilleurs? Va-t-il prolonger cette aventure exaltante la saison prochaine dans cet environnement favorable ?

La réponse peut venir de l’extérieur. De nombreux clubs prestigieux lorgnent sur son expertise.

Les animaux de l’équipe

J’accompagne Denis Zanko, l’entraîneur de Laval, à Mönchengladbach. Il doit, entre autres, faire un stage d’une semaine à l’étranger pour acquérir son diplôme d’entraîneur professionnel. Je l’aide dans la relation avec Lucien Favre, le coach pour affiner les traductions. Et ça me permet dans le même temps de replonger dans le monde du football.
Nous sommes chaleureusement accueillis malgré la froidure de la météo et des derniers résultats.
Dans le bureau de Roland Virkus, entraîneur, pédagogue et directeur de la formation du Borussia, j’ai extirpé un bel exercice didactique que je vous offre. Et qu’il distille à ses éducateurs:
« Pour former leur équipe, ils disposent de tous les animaux de la création ».
.Je tente le test en 4-4-2:
Le chat dans les buts. Les girafes dans l’axe. Les loups comme latéraux. Un sanglier en milieu défensif. Un lynx à ses côtés. Un guépard à droite. Un léopard à gauche. Un renard derrière l’attaquant. Un puma en avant-centre. Qui règle aussi le choix de l’équipementier.
Et l’entraîneur, se transforme-t-il en dompteur? Ou en Noé?